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du duc avait été vendu 75 guinées dans les haras. Avant que le cheval eût encore figuré dans la lice, le colonel O’Kelly acheta pour 650 guinées une part de propriété dans les exploits de la future merveille, et plus tard il devint le seul maître de l’animal en payant en plus une somme de 1,100 guinées. À quelqu’un qui voulait ensuite le lui racheter, O’Kelly demanda 25,000 livres sterling comptant et une pension viagère de 500 livres par an de la même monnaie. Il n’y a plus aujourd’hui en Angleterre de cheval qui vaille des prix aussi fabuleux : quelques-uns représentent néanmoins des fortunes. En 1861 même, un cheval de course nommé Klarikof fut brûlé par accident dans un wagon de chemin de fer. Quelques jours avant le Derby, lord Saint-Vincent avait donné l’énorme somme de 500 guinées pour acheter moitié du cheval et moitié des engagemens. Klarikof n’était pourtant point encore un flyer de premier ordre.

Parmi les chevaux qui concourent pour le Derby, quelques-uns s’ensevelissent tout vivans dans leur triomphe. Ils avaient été élevés pour vaincre ; ils ont vaincu, leur rôle est joué. D’autres sortent au contraire de cette rude épreuve déchirés, mais endurcis et comme trempés par le succès. La première année, ils ne figurent guère que dans les courses de Goodwood et de Saint-Léger, où ils ne répondent pas toujours aux chaudes espérances qu’ils ont fait naître. Si quelque chose ressemble aux incertitudes et aux déceptions de la vie humaine, c’est bien le turf : le vainqueur d’aujourd’hui devient plus d’une fois le vaincu de demain. Une foule de causes très légères contribuent à ces péripéties, qui se traduisent dans le monde du sport par d’énormes reviremens de fortune. Je ne parlerai point ici des fraudes ni des pratiques criminelles qui peuvent altérer les chances du turf[1] ; mais il suffit souvent d’une pierre ou du moindre accident pour arrête ? la course foudroyante du favori. J’admire ce mot d’un seigneur anglais qui, au moment où il voyait partir les chevaux sur lesquels il avait parié, s’écria : « Voici mes guinées qui prennent le mors aux dents ; pourvu qu’elles ne fassent pas un écart ! » Le succès dépend aussi pour beaucoup du caractère des coursiers qui, ainsi que tous les pur sang, sont souvent capricieux et, comme on dit, journaliers. Les turfites citent par exemple un cheval nommé Indépendance qui fit plus d’une fois le désespoir des joueurs. Quand il était en belle humeur de courir, tout allait bien, et il éclairait devant lui le terrain avec la hardiesse d’un boulet lancé par la bouche d’un canon ; mais quand

  1. La moindre drogue ou même un mors empoisonné, connu sous le nom de painted bit, a plus d’une fois paralysé l’ardeur des meilleurs chevaux.