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la valeur de trois Derbys pour en gagner un. Eh bien ! le célèbre banquier, malgré de grands sacrifices, n’a pas été heureux jusqu’ici dans ses chevaux, tandis qu’un gentilhomme anglais qui figure depuis peu de temps dans le monde des courses et qui possède un haras relativement peu considérable, le colonel Towneley, a remporté deux années de suite un prix important à Epsom. Il y a donc autre chose que l’argent dans la question du turf ; comme disent les sportsmen, il y a un tact. La plupart des bons trainers, qu’ils agissent pour leur propre compte ou qu’ils président aux écuries d’un grand seigneur, sont de véritables artistes en chevaux : ils font de la science pratique, de l’histoire naturelle en action. La spéculation n’exclut point chez eux l’enthousiasme. On cite à ce propos l’exemple d’un trainer qui avait été chargé d’instruire pour le Derby un cheval nommé Eleanor. À mesure que le grand jour de la lutte approchait, on s’aperçut que cet homme devenait inquiet et hagard. Il ne mangeait plus, ne dormait plus, et finit par tomber tout à fait malade. Comme il gardait le lit pour la première fois de sa vie, les parens du trainer ne doutèrent point qu’il ne touchât à ses derniers momens, et appelèrent le vicaire de la paroisse pour le consoler. Le moribond ne prêta aux discours du bon pasteur qu’une oreille distraite ; il s’agitait sur son lit et gémissait comme un homme dont l’esprit est bouleversé. Enfin le pasteur lui dit : « Mon ami, n’avez-vous point quelque chose sur la conscience qui vous tourmente ? S’il en est ainsi, je vous engage à me le confier. — Oui, reprit l’autre, j’ai quelque chose sur le cœur, et je le dirai, mais à vous seul. » Le pasteur se baissa vers la bouche du mourant, et celui-ci lui murmura dans l’oreille : « Eleanor est un cheval douteux. » Ce cheval douteux gagna néanmoins les deux grands prix, celui du Derby et celui des Oaks. À cette nouvelle, le trainer se releva guéri. Je n’affirmerai pas que tous les professeurs de chevaux poussent si loin le point d’honneur ; mais il est certain qu’ils mettent autant d’amour-propre que d’intérêt dans les succès de leurs élèves.

Il y a différentes méthodes : quelques trainers choient les chevaux qu’ils instruisent, d’autres au contraire les traitent avec la plus grande sévérité ; d’autres enfin, — et ce sont, je crois, les mieux inspirés, — n’ont point de règle fixe ni de parti-pris. Ils étudient le caractère de chaque cheval et adoptent le système qui leur paraît le mieux approprié à la nature du sujet. On peut pourtant dire qu’en général la vie d’un jeune cheval de course n’est point toute couleur de rose. Sur ce dos nerveux et irritable qui n’a porté jusqu’ici qu’un morceau de bois, connu sous le nom de dumb jockey (jockey muet), s’élance pour la première fois un jockey en chair et en os, dont le poids est léger, mais ont la main ferme et les genoux d’acier apprennent