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sur les visages les horribles inquiétudes de l’avenir et les sombres désillusions qui suivent toutes les courses de chevaux. Que de châteaux en Espagne évanouis ! Et pourtant on n’en voit rien. L’Anglais ne remet guère au lendemain les affaires sérieuses ; mais il y renvoie volontiers sa mauvaise humeur. Ceux qui avaient perdu leur argent n’avaient point perdu pour cela l’appétit ; ils n’en attaquaient même qu’avec plus de fureur les pigeon pies (pâtés de pigeon) et les autres pyramides de viande froide que chaque voiture avait apportées avec elle. On mange en plein air, on mange dans les booths (tentes ou baraques), on mange dans le Grand-Stand, on mange partout. Au Grand-Stand, la magnifique salle des rafraîchissemens étalait toutes les splendeurs de la cuisine anglaise. Là se trouvaient réunis les patrons du turf, les membres de l’aristocratie britannique, et même des princes étrangers : j’y reconnus le duc de Cambridge, le comte de Flandre et le duc d’e Chartres.

Mon voisin d’omnibus, le chroniqueur du turf, était d’avis que ce Derby était un des plus animés, des plus bruyans et des plus joyeux qu’il eût jamais vus. « Il y manque pourtant, me dit-il, deux figures qui donnaient du relief à cette fête : c’étaient celles de Jerry et du baron Nicholson. Vous avez connu le baron Nicholson, qui faisait tous les soirs la caricature du grand-juge à Cider Cellars. Il tenait ici, durant le temps des courses, une baraque pour les rafraîchissemens ! Sa fille, à laquelle il n’a guère laissé d’autre fortune, miss Nicholson, lui succède cette année et cherche à soutenir la réputation du booth ; mais qui rendra aux habitués du Derby le gros ventre, le triple menton, la face joyeuse et mordante, les bons mots et la belle humeur du pauvre chief justice ? Vous n’avez pu connaître Jerry : c’était un original qui affectait des airs de gentilhomme ruiné. Il portait un habit à la dernière mode, quoique le plus souvent déchiré, un chapeau à trois cornes et un lorgnon. Grâce à la liberté du Derby, il s’approchait des voitures de l’aristocratie et engageait familièrement la conversation avec les dames. On pouvait relever des erreurs dans sa grammaire ; il n’en parlait pas moins avec une sorte de bon ton et une aisance fashionable. Comme il connaissait tous les membres de la noblesse anglaise, on le chargeait souvent de messages pour lord ou lady ***. Après avoir fait sa cour, il tendait la main pour recevoir une demi-couronne, dessinait un salut profond et majestueux, puis se retirait. » Ce mot, la liberté du Derby, demande peut-être une explication. Le Derby est le seul jour de l’année où l’Angleterre pratique une sorte d’entente cordiale entre toutes les classes de la société. On lui a donné sous ce rapport et avec raison le nom de saturnales britanniques. L’intérêt des courses, que tout le monde partage au même degré, établit