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courses sur le marché des paris, devient tout à coup une célébrité, une puissance, un objet de vénération et une mine d’or pour le propriétaire. D’abord il recueille, pour la plus grande part, le produit des stakes, c’est-à-dire des cotisations payées d’avance par les divers candidats du turf, et dont la valeur nette s’élevait dans l’année présente (1861) à la somme de 6,225 livres sterl. Cette somme n’est encore rien, comparée à l’étendue et à l’importance des engagemens que le vainqueur du Derby obtient pour les autres courses de l’année. Sa réputation à elle seule est un capital. Tous les journaux anglais publient avec grand soin sa généalogie, son histoire, le nom du propriétaire, le nom de l’éleveur (trainer) et le nom du jockey. Son portrait (je parle du cheval) est gravé, photographié, peint à l’huile par les meilleurs artistes ; ce portrait figure avec honneur dans le salon des turfites, dans le bureau des feuilles de sport, dans les clubs, et jusque dans certaines tavernes, où il fait pendant à l’image du duc de Wellington. Sa gloire s’escompte en billets de banque sur tous les marchés de l’Angleterre, et il est bien sûr d’être à l’avenir le favori dans toutes les races où il voudra bien se montrer.

Mes regards se tournèrent alors vers la multitude qui peuplait les plaines et les dunes d’Epsom : c’était un spectacle émouvant. Des volées de pigeons lancés dans l’air par mille personnes décrivaient des cercles au-dessus de l’océan des têtes, et, après avoir reconnu leur chemin, se précipitaient dans toutes les directions, emportant sous leur aile le nom du cheval victorieux. Ces innocens messagers ont été, dit-on, employés quelquefois à des usages illicites : ils ont communiqué à certains joueurs la nouvelle de la journée au moment où, le résultat n’étant point encore connu sur certains marchés, la fureur des paris continuait encore. Au même instant, toutes les mains se mettent en devoir de déballer les provisions ; une formidable explosion de bouchons de vin de Champagne frappe l’air de tous les côtés et se mêle aux mille palpitations d’ailes. Deux questions ont fort occupé les Anglais et sont demeurées jusqu’ici sans réponse. — D’où viennent tout l’argent qui se joue et tout le vin qui se boit à Epsom un jour de Derby race ? Quelques sportsmen ont évalué que près d’un million de livres sterling changeait de mains ce jour-là par suite des transactions aléatoires. — Quant au nombre de bouteilles de vin, il n’a point été calculé et ne le sera jamais : la liqueur d’Aï coule, ruisselle, pétille, mousse dans tous les verres : cette mousse est le symbole de la fortune du jour ; elle monte, elle écume, elle déborde : qu’en reste-t-il ? Parmi les convives, les uns boivent pour fêter leur victoire, les autres pour se consoler de leur défaite. Aucun signe extérieur ne trahit d’ailleurs