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L’un des héros du jour, un cheval irlandais nommé Bombardier, avait été mis hors de combat depuis près d’une semaine par un accident qui lui était survenu à la jambe. Tels sont pourtant le silence et la discrétion qui règnent en pareil cas dans les écuries anglaises, que personne au dehors ne se douta de ce qui était arrivé. On continuait à parier sur le cheval dans toute l’Angleterre. Le propriétaire même de Bombardier n’apprit la triste nouvelle qu’à son arrivée à Epsom. Ces chevaux, étant des puissances, ont en outre à subir les inconvéniens de la grandeur ; on en veut à leur vie. L’un d’eux avait été attaqué la nuit précédente dans son écurie par des hommes qui avaient cherché à déplacer le ventilateur et à arracher la pierre qui le supportait, mais qui, frustrés dans leurs projets par des gardiens, avaient lestement pris la fuite. Le noble animal était en effet surveillé par deux gardes du corps (body guards) qui ne le quittaient ni jour ni nuit et par un policeman. « J’ai connu le temps, ajouta le betting man, où les maîtres étaient forcés de coucher eux-mêmes dans l’écurie, à côté de leur cheval, avec une bouteille d’eau-de-vie et une paire de pistolets. Quelques-uns d’entre eux, pour s’assurer contre les drogues vénéneuses[1], mettaient des poissons dans l’eau qui devait servir à abreuver le favori. Aujourd’hui encore beaucoup d’éleveurs (trainers) dégustent eux-mêmes l’eau avant de la servir à leur cheval, comme font, dit-on, les majordomes à la table des rois de l’Inde. »

Cependant une certaine agitation de la foule annonça que la première course de chevaux allait commencer. Cette fois je m’adressai à mon voisin le savant pour avoir des renseignemens sur le caractère de cette race. Je sus que le prix était un plat d’argent offert au vainqueur par la ville d’Epsom, et qui était estimé 50 souverains. « Dans l’enfance des courses, ajouta le savant, le prix était une bagatelle ; à Chester, où ce divertissement est très ancien, la compagnie des selliers présentait jadis au héros de la fête une balle de laine décorée de fleurs et fixée à la pointe d’une lance. Ce trophée fut remplacé en 1540 par une sonnette d’argent qui était connue sous le nom de Saint George’s bell. Au temps de Charles II, on substitua à cette sonnette une tasse ou une coupe, racing cup. Ce ne fut que sous le règne de George Ier que le premier plat d’argent

  1. Ces pratiques étaient autrefois très communes, et les misérables qui se livraient à de tels actes y mettaient même de temps en temps un certain point d’honneur. Il y a un demi-siècle, un nommé Daniel Dawson, qui, pour son compte ou pour celui de quelque grand seigneur, trouvait plaisir à empoisonner avec de l’arsenic le breuvage des chevaux dont il craignait les succès sur le turf, fut pendu à Doncaster. Il soutint la mort avec la fermeté d’un martyr, et exprima la conviction qu’il « irait au ciel de ce saut-là. »