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contient de véhicules (et ce n’est point peu dire) se trouvait retenu depuis huit jours pour le Derby. Il m’apprit néanmoins que, par un heureux hasard, il pourrait me procurer une place sur un omnibus qui avait été loué par des marchands de la Cité. Ces parties s’organisent quelquefois une année d’avance. L’un des membres, de la joyeuse association se charge de découvrir une voiture et de pourvoir aux vivres ; on convient que l’ensemble des frais sera divisé après la fête, et que chacun paiera son écot. La classe marchande étant une de celles qui prennent le plus vif intérêt au Derby, cet arrangement me convint à tous les points de vue.

Le lendemain, à neuf heures et demie du matin (c’était l’heure fixée pour le rendez-vous), j’attendis de pied ferme au débouché du pont de Londres, London-Bridge, l’omnibus qui devait passer chargé de mes camarades de route. Comme il était en retard, j’eus le temps d’observer le bourdonnement de la foule, les mille préparatifs de départ, la vente des bouquets dont les hommes faisaient cadeau aux femmes après s’être attaché une fleur à la boutonnière, les toilettes, les visages animés, sur lesquels on lisait l’attente du plaisir, et le courant des voitures qui commençait à tracer le chemin d’Epsom. Enfin je vis venir un immense coche traîné par quatre forts chevaux gris. Notre omnibus, que je reconnus tout de suite à la couleur de l’attelage, n’avait d’autre mérite que la solidité : c’était une maison roulante dont les hommes occupaient le toit, tandis que les femmes étaient placées dans l’intérieur. Nous étions en tout vingt-deux personnes. La force n’est d’ailleurs point une qualité à dédaigner dans un véhicule qui accepte la lutte sur le chemin d’Epsom un jour de Derby ; il y a souvent de rudes chocs à soutenir, et mieux vaut en pareil cas être le pot de fer que le pot de terre. Nous partîmes ; mais ce ne fut guère qu’à la hauteur d’Elephant and Castle (le Château et l’Eléphant) que la route offrit une scène étrange de tumulte, de mouvement et de confusion. Voiture contre voiture, cocher contre cocher luttaient ensemble d’énergie et d’adresse. La circulation, un instant bloquée par la multitude des moyens de transport, se rétablit néanmoins, et la route devint une rivière de chars coulant sur trois lignes, dont les flots s’épaississaient et se mêlaient d’heure en heure. Il y en avait de toutes les formes et pour toutes les fortunes, depuis les calèches à quatre chevaux avec un postillon en vedette, les broughams, les britzkas, les gigs, les dog-carts, les hansoms, jusqu’aux omnibus bourgeois et même à la petite voiture traînée par un âne. Sur la plupart de ces véhicules se détachait en vigueur une énorme corbeille carrée, qui contenait les provisions de bouche, car l’air des dunes aiguise l’appétit, et le Derby est, comme Noël, un jour de gala. De tous les côtés s’étalaient les plus fraîches toilettes.