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je préparais les peaux des animaux que mon compagnon de voyage avait abattus. Vers trois heures, la nature se réveille ; quelques insectes gravissent la tige des plantes ; nos muletiers ouvrent les yeux : « Allons, Christodouli, Mustapha, en avant, le soleil baissera bientôt, la marche sera plus douce, » et nous reprenions notre route. Souvent il fallait mettre pied à terre : ici pour une montagne dont je devais prendre la coupe, là pour une plante, quelquefois pour un simple insecte. Peu à peu le soleil s’inclinait, les oiseaux commençaient leurs chants ; c’était un moment de joie : nos poitrines se dilataient, nos muletiers entonnaient d’une voix nasillarde quelque vieux refrain, nos mulets eux-mêmes marquaient leur contentement en agitant leurs longues oreilles. Pour camper, il suffisait de trouver une source : Mustapha, d’un pas grave, allait prendre de l’eau, faisait ses ablutions, et se prosternait vers La Mecque ; nos muletiers dressaient la tente ; Christodouli découvrait des branches sèches d’arbres résineux, et allumait un bon feu pour rôtir une poule. Quel plaisir d’errer ainsi dans les solitudes, loin du bruit des cités, sous le seul regard de Dieu !

Il faut que très peu d’Européens aient voyagé dans l’île de Chypre pour que la vue d’un étranger cause une sensation pareille à celle que nous produisions. Lorsque nous campions près d’un grand village, nous avions quelquefois une centaine de personnes, hommes, femmes, enfans, vieillards, accroupis, selon la mode turque, devant notre tente, épiant nos moindres mouvemens. On venait nous consulter comme docteurs ; les Cypriotes ne pouvaient s’imaginer que nous ne fussions pas d’habiles enchanteurs, capables de conjurer le méchant esprit qui donne les maladies. Les populations que nous eûmes occasion d’observer sont peu hospitalières, mais elles sont inoffensives. On n’entend point parler d’assassinats ; on ne nous a jamais rien dérobé, et M. de Mas Latrie m’a dit qu’on ne lui avait pris aucun objet, sauf un flacon d’eau de Cologne que ses muletiers lui ont bu. Cependant il faut être toujours sur ses gardes à cause du fanatisme musulman. Un soir, tandis que l’on plantait notre tente dans un village nommé Poli-tou-Chrysocou, nous allâmes considérer à l’entrée d’un jardin une troupe de gens qui entendaient de la musique : nous ignorions que ce fût une réunion de femmes. Bientôt nous vîmes tout le village s’attrouper ; les vieilles femmes criaient, les hommes agitaient des bâtons ; on se rua sur notre tente. Nous nous mîmes en défense ; mais que faire contre un village entier ? Comme la foule nous serrait de manière à nous étouffer, un Turc influent s’entremit pour nous sauver. Le pacha mit en prison l’auteur de cette algarade. Après un mois, je lui fis rendre sa liberté à la prière d’un vieillard qui me fut député par le village : « Frère,