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peut même s’y porter de toute sa conscience, soit que les masses aient la justice pour elles, soit qu’elles en fassent l’illusion à un esprit droit et perçant, mais emmanché d’indignations, de sympathies furieuses.

J’avoue encore que les classes admises au droit politique y prendront un développement marqué d’intelligence et d’expérience : cet avantage est capital, pas moins qu’une création ; mais aussi bien il y a là une carrière ouverte aux sentimens les plus variés. Des gens qu’on y appelle au nom de leur intérêt pourraient bien y faire acte d’égoïsme, acte constant et systématique. On peut soupçonner que ce qu’ils apprendront le plus vite, c’est le profit à tirer de la souveraineté dont ils sont investis. Vous me dites bien comment l’esprit vient aux peuples ; mais d’où leur viendront l’empire sur soi-même, la mesure dans le triomphe ?

À d’autres égards encore on pourrait douter de ce que vaut l’utile comme principe politique : voyez plutôt les excès où il mène le plus logiquement du monde. Il veut le gouvernement direct comme la plus haute certitude que puissent avoir les intérêts de se faire compter selon leur taille et leur nombre : il vous dira que la représentation est une trahison. À défaut de gouvernement direct, il veut au moins le fédéralisme, où les intérêts gardent tout près d’eux la juridiction, la fiscalité, les lois civiles et criminelles, les travaux publics. Il veut enfin, à défaut de fédéralisme, le mandat impératif, sans quoi les intérêts du représenté pourraient être omis, interceptés par le représentant.

Ces objections s’adressent au principe de l’utile, et non à l’auteur des Considérations sur le gouvernement représentatif, qui est Anglais, partisan de la doctrine des intérêts, fort imbu des idées de Bentham, mais qui est surtout lui-même, et qui dans ce livre n’a nulle part professé ce principe. Il y incline visiblement, il y adhère-plus d’une fois ; mais il ne s’y livre jamais tout entier, ni dans ses déclarations théoriques, ni dans le choix de ses expédiens, de ses procédés. M. Mill n’est pas homme à s’incommoder en pareil sujet d’un principe absolu. L’idée naturelle d’un esprit supérieur tout comme la première leçon de la science et de la vie, c’est que nul principe, si grand qu’il soit, ne peut contenir et résoudre à lui seul une question politique, je dirais volontiers une question humaine. M. Mill croit à d’autres forces, à d’autres légitimités que les intérêts ; seulement c’est par là qu’il espère l’heureuse issue du duel représentatif entre riches et pauvres, c’est-à-dire par l’intervention et par le poids des meilleurs qui se trouvent dans toutes les classes et au-dessus de tous les intérêts de classe : un petit nombre sans doute, une minorité partout, mais capable peut-être de tout décider