Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/207

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prêta fortement les mains à l’expulsion des Anglais. Il faut bien croire ici à quelque attrait, à quelque convenance morale plus écoutés qu’un besoin de commerce, qu’un intérêt. De là on peut conclure que la représentation politique d’un peuple doit être arrangée de façon à satisfaire les besoins moraux qui le constituent plutôt que les intérêts qui le divisent, et qui le dissoudraient, s’ils étaient puissans comme ils sont égoïstes.

Cependant nous ne pouvons nous en tenir à la conjecture émise plus haut sur les effets politiques que doit produire en général le principe de l’utile, ni même à l’autorité de Hobbes. Il faut préciser et borner la question. — Étant donné un peuple où l’appétit de l’utile est l’impulsion capitale, où l’idée de l’utile est la philosophie dominante, que va-t-il sortir politiquement de ces mœurs et de ces doctrines ? Comment par exemple vont-elles marquer leur présence dans l’appareil représentatif ? La réponse n’est pas douteuse. Si les intérêts sont des droits, tous les intérêts doivent être représentés. M. Mill n’y résiste nullement. « Oui, dit-il, la souveraineté appartient à l’agrégation tout entière… La raison en est que chacun est le meilleur gardien de ses droits et de ses intérêts. » Soit ; mais il y a des esprits chagrins et ombrageux : ils vont vous dire que ceci est le règne du nombre, c’est-à-dire la souveraineté du pauvre et finalement la spoliation du riche. — Voilà, pensez-vous, une prévision bien outrée, bien violente ! Je n’en sais trop rien : il me semble qu’il y a une attraction invincible entre ces deux termes : souveraineté et propriété. Je ne sais pourquoi ce vers de Corneille me revient à l’esprit :


Il est des nœuds secrets, de douces sympathies…


N’y a-t-il pas quelque chose comme cela pour entraîner le pouvoir vers la richesse ? Cette annexion semble écrite. Ce qu’on voit en général dans l’histoire, c’est le riche, le propriétaire se faisant souverain : Thucydide nous apprend qu’Agamemnon était le plus riche des Grecs ; mais ce qu’on pourrait aussi bien voir, c’est le souverain se faisant propriétaire. Le peuple, le nombre, pour en venir là, n’a besoin que de deux choses : 1o de n’être pas propriétaire, 2o d’être le plus fort en vertu des institutions, comme il l’est déjà physiquement. Cela fait, l’événement n’est pas douteux : on peut s’en rapporter à ce double et énorme pouvoir mis en mouvement par l’acquisivité, une protubérance des plus saillantes et des plus répandues, à ce que racontent les phrénologistes. On ne voit pas clairement quels obstacles pourraient arrêter ce pouvoir. Ce n’est pas l’opinion, puisqu’il la fait, ni la conscience, puisqu’il peut