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prie… » Cette requête si polie m’inspira quelque méfiance, et d’un coup d’œil oblique je vis qu’il cachait une de ses mains derrière son dos. Aussi, me retournant tout à coup : « Donnez-moi ce que vous tenez là, lui dis-je d’un ton sévère… Donnez à l’instant, ou j’appelle !… » Le visage de Tremlett se décomposa, mais presque aussitôt un sourire plus ou moins sincère parut sur ses lèvres blêmes et frissonnantes. « Ah ! docteur,… j’ai réussi, me dit-il, vous avez eu peur, convenez-en !… Le tour est joué maintenant, et voici ce qui vous a fait trembler !… » Tout en affectant de rire et de plaisanter ainsi, le malheureux me remettait un de ces engins meurtriers qui comptent parmi les inventions récentes de notre civilisation si perfectionnée : un de ces cestes d’acier, percés de cinq trous, où les doigts s’enchâssent, et armés de pointes qui donnent à un simple coup de poing la valeur d’un coup de poignard. Bien m’en avait pris d’être sur mes gardes.


III

Mistress Tremlett m’avait conjuré de lui laisser, de temps en temps, visiter son mari. Je m’y refusai absolument, pour elle comme pour le malade lui-même, et je finis par lui faire comprendre que ses visites, où elle entendrait sans cesse les mêmes plaintes sans y pouvoir faire droit, redoubleraient l’irritation de son mari et la désigneraient à son ressentiment. Il fut convenu qu’elle se bornerait à lui écrire. Je puis bien noter ici que Tremlett ne témoignait jamais grand souci des lettres de sa femme, mais qu’en revanche il lui écrivait sans cesse, et se montrait fort pointilleux sur le secret de sa correspondance conjugale. Les enveloppes étaient cachetées à tous les plis ; il voulait jeter lui-même ses lettres à la poste ou les y faire porter secrètement par un des gardiens, tout exprès soudoyé, et comme rien de tout cela n’était praticable, il dut se contenter de les apporter lui-même dans la boîte, alors qu’il se croyait le moins observé, en prenant les mêmes précautions que s’il allait commettre un assassinat.

Il eut encore quelques retours de violence après son installation chez moi ; mais ils disparurent très vite, grâce à la régularité forcée de son régime et au flegme inaltérable du gardien que j’avais spécialement chargé de le surveiller. Son esprit assez borné, son imagination presque nulle le préservaient de ces hallucinations, de ces prestiges qui excitent, stimulent sans cesse les natures d’artiste. En revanche, l’insanité morale était portée chez lui au plus haut degré. Il aimait le mal pour le mal, le mensonge pour le mensonge, et de la peine d’autrui tirait ses seules joies. Son gardien, à qui je demandais un matin comment allait notre nouveau malade, et s’il était de