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REVUE DES DEUX MONDES.

FRANCINE, qui lui met sur la table une cruche et un morceau de pain.

Bon ! Donne-moi ça, et mange un morceau en attendant. Tu

dois avoir faim. Moi, je vas éplucher ça dehors, pour ne pas salir la chambre. À part Eh bien ! je n’y crois plus, au drac ; il n’est pas venu ! Elle sort.


Scène IV

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LE DRAC, seul, regardant les alimens

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Boire, manger, qu’est-ce que cela peut être ?… Vivre avec un corps, marcher, autant vaut dire ramper !… Parler la langue des hommes, avoir un nom parmi eux, s’appeler… comment m’a-t-elle appelé ?… Nicolas ! Oui, c’est mon nom. Voyons donc ma figure !… Il se regarde dans le miroir qui est à la muraille. Ah Oui ! c’est bien celle de ce petit pêcheur dont ce matin le vent a fait chavirer la barque !… Alors, comme j’emportais tristement le cadavre de l’enfant vers la grotte du roi des elfes, que s’est-il donc passé ? Comme depuis ce moment ma mémoire s’est obscurcie !… Ah ! oui, je me souviens… Le roi des elfes a dit : « Depuis longtemps tu m’implores pour que, par un prodige, je te permette, de revêtir la forme humaine. Qu’il en soit donc ainsi : prends la figure, prends le corps de cet enfant, prends la vie qui lui a été violemment retirée, et va-t’en converser avec les hommes ! » Oui, oui, c’est cela… Voilà pourquoi je suis ici sous cette forme étrange, et pourquoi, comme une machine, j’obéis à des instincts, à des habitudes que j’ignore. Cruelle métamorphose ! Je souffre déjà d’être ainsi !… Mais qu’a-t-il dit encore, le roi des elfes ? Il a dit quelque chose d’horrible, « Tu vas perdre une partie de ta puissance, et j’ignore moi-même quel mélange de clairvoyance et d’aveuglement tes deux natures réunies, l’ancienne et la nouvelle, vont produire en toi ! » Énigme effrayante !… Serai-je donc le jouet des passions ou la dupe de l’astuce des hommes ?… J’ai soif ! Il boit. Ah ! quelle angoisse ! Connaître la souffrance ! Il boit encore. Francine, voilà ce que j’ai fait pour toi !… Quel trouble dans ma pensée ! quelle pesanteur dans tout mon être ! Est-ce la fatigue, ou ce breuvage ?… Je n’en puis plus !… Vais-je dormir ?… frayeur ! Dormir, n’est-ce pas cesser d’être ?… Et je ne puis résister !… faiblesse, déchéance ! Il se couche par terre et s’endort.


Scène V

FRANCINE, LE DRAC.
FRANCINE, rentrant avec les coquillages dans une écuelle.

Eh bien ! tu ne ranges pas ton goûter ? Ah ! le voilà qui dort par terre ! Il est donc bien las ? Elle range ce qui est sur la table. Pauvre pe-