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pris le reste de ma vie ! Qui sait ? peut-être jadis j’ai assassiné aussi mon père ou ma propre mère, et je l’ai oublié ! Mais eux, ils le savaient et m’ont délaissé dans ce gouffre de perdition. — Non ! ce n’est pas cela ! cherchons un autre crime !… Oh ! on dirait qu’on enfonce des stylets, qu’on fouille avec des tenailles dans mon cerveau ! — Il ne me reste qu’à me vautrer sur ces pierres et à grincer des dents, comme grincent les anneaux de ma chaîne ! — Que se passe-t-il en moi ?… Je le sais, je le comprends, je le sens ; — je perds la raison !


XXXIV

Où suis-je ? — Voilà cette même lampe qui jette une faible lueur, — et derrière cette lampe la nuit éternelle du souterrain ; — voilà ce même lit affreux, — et rien, rien de plus !… Et toi, où es-tu, toi, Dieu ? — Je ne sais ! Je sais seulement que je mourrai ici, — je finirai comme un chien, pire qu’un chien peut-être. — A qui dois-je de la reconnaissance dans ce monde ? — J’ai vécu et j’expirerai dans la maison du tsar. — Je n’ai pas eu d’autre protection durant ma vie. — Oh ! je me prends à haïr tout ce qui m’inspirait la confiance ! Déjà ma volonté n’a plus d’action sur mon corps, et les paupières pèsent tant sur mes yeux !


XXXV

Après ces souffrances terrestres, je ne désire point conserver mon âme vivante pour endurer d’autres tourmens. — Il n’y a pas d’amour dans ce monde ni hors de ce monde ; — partout l’ironie aussi immense que l’immensité ! — Dieu n’est pas un père, ni les anges des frères ; — le ciel ou la terre, ce sont les mêmes déceptions ! — Je renonce à mon immortalité, elle ne fait que changer la douleur en une autre douleur. — Moi, j’ai assez de mal, assez d’angoisses. Je veux le néant, — car je veux la délivrance ! — Oublie-moi, ô toi, Créateur ! — Après de longues années, qui étaient un enfer pour moi, je t’adresse une seule prière à ma mort : que je ne sois pas là où flamboie la vie universelle ; — que mon âme se perde sans traces dans l’éternité, comme ma mémoire dans mon pays natal ! — Hélas ! on ne saura jamais en Pologne quelles ont été les horreurs de mon agonie, — et qu’aucune main fraternelle n’est venue serrer ma main en signe d’adieu !…


XXXVI

La Pologne ! quoi, la Pologne est ressuscitée ? N’est-il pas vrai, ô mon Dieu ? — Aujourd’hui ma patrie n’attend plus, comme moi, la mort dans les fers ? — Oh ! père ! pardonne au désespoir d’un enfant qui, emporté par un délire sauvage, a osé blasphémer. — Pardonne-moi, ô mon Dieu ! — Ce n’est pas l’amour égoïste qui m’enflammait,