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Oh ! vite, mes frères ! plus vite ! à moi ! — Oh ! comme ils galopent fièrement ! comme ils sont beaux, vêtus des couleurs nationales ! — Jésus, mon Dieu, secourez-moi, — car mon cœur va éclater !


XXVII

Vous avez aperçu déjà cette forteresse moscovite. — Oui, ils la voient, ils tournent bride ; — ils accourent comme la foudre au bord de ces fossés, et bientôt ils parviendront jusqu’à ces portes pour les briser. Un seul instant encore, un clin d’œil, et la Pologne entrera dans ma prison pour me rendre la vie que je lui avais consacrée et que j’ai perdue pour elle. — Oh ! sois loué, Dieu éternel, de ce que même le mal peut finir ! Oh ! je ne mourrai pas dans le désespoir ! — Sois glorifié, ô mon Dieu !


XXVIII

Mais qu’est-ce donc, ô mes frères ? Pourquoi arrêtez-vous subitement vos coursiers ? Vous avez rencontré une tribu nomade[1] et vous lui adressez des questions. — Vite ! en avant ! il n’y a plus qu’un pas à faire ; ne perdez pas de temps avec ces hommes à demi sauvages ! — Ils sont sortis pour ramasser un peu de mousse sous la neige, — ils n’ont jamais entendu parler d’autre chose dans ce monde. — Quelquefois même un Moscovite se mêle à leurs rangs ; — ne vous fiez pas à lui, — il est plus brute qu’eux ; — eux au moins, ils ont la franchise dans le cœur. Pourquoi causez-vous si longuement avec cette horde ? O frères ! mes frères !


XXIX

Au milieu du silence de l’air, j’entends chaque parole prononcée. Les miens demandant : « Entre ces murailles noires se trouve-t-il quelques Polonais condamnés à souffrir parce que leur conscience leur défendit jadis de rendre un culte au tsar-dieu ? » Et quelqu’un de la peuplade leur répond : « Ici gémit seulement le crime ; — il n’y a là d’autres prisonniers que les assassins et les parricides. » Mensonge ! oh ! mensonge ! ne le croyez pas, ô mes frères ! — Et de nouveau la voix des miens retentit au-dessus de la plaine de neige : « Ce n’est pas de pareilles victimes que nous sommes venus chercher dans ce pays. — La Pologne est sainte ; elle ne rend la vie qu’aux martyrs de sa sainte cause ! Que le vil assassin pourrisse dans le cachot moscovite ! — Dieu seul peut l’absoudre dans le ciel ; — la Pologne, sur cette terre, n’a pas de pitié pour lui. »


XXX

Frères, ô mes frères, attendez un instant ! Oh ! ne tournez pas

  1. On sait qu’il y a encore en Sibérie quelques restes de tribus indigènes, par exemple des Toungouses, des Ostiaks, des Samoyèdes, etc.