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de rigueur, — car ils n’ont fait qu’assassiner leur père ou leur frère : aussi leur punition est plus douce. — Il leur est permis de contempler à travers les barreaux les espaces azurés, — il leur est permis de respirer l’air vivifiant du printemps, lorsque le soleil revient au-dessus de ces plaines de neige ; tout leur est permis ! — Quant à moi, c’est différent. — Je suis beaucoup plus coupable ; je suis un homme, un Polonais, un esprit révolté : — voilà pourquoi on me considère comme un Satan dans cet empire du bien !


X

Oui, c’est vrai, je cherchais à ressusciter le passé glorieux, — et par mon chant austère à réveiller dans les âmes affaiblies par la lâcheté une foi plus vive dans l’avenir ! — Oui, c’est vrai, j’ai été fier et insensé ! — Je n’étais pas né pour vivre au milieu de ce siècle, époque de transition livrée au mal, et que voulaient perpétuer ceux qui n’avaient pas compris la volonté de Dieu : les princes de la terre et les chefs de l’industrialisme. — Et, pareil au temple de Salomon avant que le Christ en chassât les marchands, — s’élevait de mon temps l’édifice du vieux monde, proche de sa chute, chargé d’iniquités, sans croyances ! Et là dedans s’agitaient les spéculateurs luttant les uns contre les autres, poussés par l’avidité du lucre ou arrêtés par la peur de la guerre. — Ce monde entier n’était qu’une Bourse d’où l’on avait chassé Dieu ! — Et au-dessus de ce repaire d’agiotage, du côté des glaces du Nord, semblable à Satan sous l’apparence de l’archange, grandissait déjà l’ombre de ce géant qui me retient jusqu’à présent dans ses chaînes. — Et eux tous, au lieu de se concerter pour frapper ensemble cet ennemi avec le feu et le fer, — forgeaient de ce fer les rails de leurs chemins et fondaient leurs espérances sur la vapeur de l’eau, car ils redoutaient plus la guerre qu’ils ne craignaient Dieu ou l’ignominie ! Et ces bourgeois industriels étaient satisfaits de leur sort !


XI

Aussi ils sont restés paisibles sur le pavé des villes, là où s’élevaient leurs boutiques et les arcs de triomphe couronnant les marchés, — et moi, j’ai péri misérablement ! — L’ennemi, pareil à la mort violente, m’a saisi traîtreusement. — Je n’ai pu confier ma dernière pensée à personne, ni faire mes adieux à ceux que j’aimais. — Pendant une nuit, on m’emporta dans une kibitka[1], en secret, sans bruit, sans traces, — et il n’y eut que les étoiles de mon ciel natal pour témoins muets de cette course mystérieuse et rapide !

  1. Chariot russe dans lequel on transporte en Sibérie les condamnés politiques.