Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

VI

Oh ! combien de fois ai-je tâché par la force de volonté de réveiller mes idées, qui s’éteignaient, afin d’échapper à cette mort de l’âme ! — Mais lorsqu’une fois le désespoir se fait jour et transperce le fond du cerveau, c’est horrible à voir combien de sang coule le long de ce clou, — comment le cerveau se dessèche et s’atrophie par degrés, — comment le cœur aussi se sent défaillir, et, sans se briser, s’endurcit peu à peu jusqu’à ce que tout ce qui était amour meurt en lui. — Et de toutes les douleurs, celle-là est la plus poignante !


VII

Comme un titan, je luttais contre le néant et la privation de vie dans la solitude. — Je demandais aux barreaux de ma fenêtre : Dites-moi ce qui se passe dans le monde des vivans ? Je prenais entre mes mains livides cette triste lampe, et je comptais longuement les brins de cendres de sa mèche, pour m’occuper, pour me distraire au milieu de mes angoisses. — Rien ne me soulageait ; — une espèce de brouillard assombrissait mon âme chaque jour davantage, — et le monde intérieur s’éteignit tout à fait en moi. — Et je suis resté seul, sans inspirations, sans idées, — rivé à jamais à cette chaîne dont les anneaux enchâssés dans mes os la joignent au crampon fixé dans la muraille.


VIII

Oh ! jadis, jadis des vieillards m’avertissaient : « Jeune insensé ! ta harpe mélodieuse te conduira dans le gouffre du malheur, et ton chant mourra avec toi sous les verrous ! Les hommes d’aujourd’hui se soucient peu des chants de liberté ; ils ne désirent que la paix propice à leur commerce. — C’est en vain que tu t’emportes ; — on lapide maintenant de pareils prophètes. — Celui qui apporte à la terre les nouvelles du ciel périra misérablement. » — Moi, je ne les écoutais pas ou je me querellais avec eux. — Ah ! je voulais vivre et non pas croupir dans ce monde, — voilà pourquoi je suis destiné à pourrir vivant sous la terre. — La lumière qui luit pour tous m’a été ravie, — et, dégradé de ma dignité d’homme, je suis tombé si bas, et Dieu dans le ciel est resté si haut, que son œil miséricordieux ne peut plus m’apercevoir.


IX

Oui, — je me trouve enfermé dans le plus profond souterrain de cette forteresse ; — mais au-dessus de moi s’élèvent les étages d’autres cellules plus commodes, mieux éclairées, destinées aux criminels plus heureux, que le gouvernement du tsar traite avec moins