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jours sûrs d’épuiser leurs livres jusqu’au dernier exemplaire ! Pour les gens qui aiment mieux le sucre que les livres, ce régime commercial était moins agréable. Si la cargaison jetée à la mer valait 100,000 francs, cela augmentait d’autant les denrées importées en retour. L’invention des licences était d’ailleurs un démenti donné au système continental par son auteur. Nous déclarions l’Angleterre en état de blocus et ses marchandises exclues du continent, et nous avions recours au procédé le plus bizarre pour les y introduire nous-mêmes. Les Anglais n’étaient pas beaucoup plus raisonnables que nous. Ils supposèrent que le commerce par licence allait enrichir le trésor impérial, et ils se refusèrent à vendre dès qu’ils nous virent si ardens pour acheter.

Il en est des désordres économiques comme de ces écarts de régime qui ne délabrent le tempérament qu’à la longue ; quelquefois même leur premier effet est une surexcitation maladive que l’on prend pour un surcroît de force. Il en fut ainsi du système continental. Les chefs de la grande industrie, du moins ceux de l’ancienne France, y trouvaient les avantages de la prohibition. Les subventions semées par le gouvernement et surtout les prix excessifs de certaines marchandises faisaient éclore toute sorte d’entreprises plus ou moins normales. La fabrication du sucre de betterave fut essayée dans plus de deux cents usines. Il y avait un grand consommateur dévorant des montagnes d’objets confectionnés à la hâte et qu’il fallait sans cesse renouveler : c’était l’armée ; ses besoins entretenaient un courant de spéculations où nombre de gens trouvaient à puiser des bénéfices. « La guerre nourrit la guerre, » disait-on. Le public ne se doutait pas alors que toute contribution de guerre levée le lendemain d’une victoire est un emprunt désastreux qu’il faudra rembourser tôt ou tard, au lendemain d’une défaite. Parmi les ouvriers, on entendait peu de plaintes. Ils restaient en trop petit nombre dans les ateliers pour n’y être pas convenablement rétribués ; on ne chicanait guère sur le taux des salaires quand tout homme de cœur pouvait se promettre à lui-même une large solde sous les drapeaux. Ajoutons à cela que la dextérité ingénieuse et l’esprit inventif de la race française ne se démentaient pas. Nos draps, nos soieries, nos impressions sur étoffes, nos papiers d’ornement, nos meubles, nos ciselures se recommandaient par un cachet d’élégance eu égard aux goûts de l’époque : on introduisait dans les fabriques des inventions de détail. Les Anglais avaient peut-être plus peur de nos chimistes que de nos grenadiers. À n’en juger que par les superficies brillantes, on pouvait dire que l’industrie était en progrès.

Mais ce qui constitue la prospérité d’un pays n’est pas la perfection