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Ce peuple blanc, pareil aux feuilles automnales,
S’agita sous l’ennui des hontes sépulcrales,
Et, lourds de vieux remords, ces spectres voyageurs
Jetèrent sur leur dos leurs capuchons vengeurs.
Ce fut parmi les morts une confuse plainte,
Des cris entremêlés sur la montagne sainte ;
Comme les vents d’hiver qui pleurent dans les bois,
On entendit gémir leurs innombrables voix.
L’un disait : « Je suis las de rouler dans l’espace. »
Un autre blasphémait, d’autres demandaient grâce ;
Mais Satan leur cria : « Silence ! apparaissez !
« Levez-vous tour à tour, ô morts des temps passés ! »

Un fantôme, les flancs ceints d’une peau de chèvre,
Du sang noir sur les bras, de l’écume à la lèvre,
Livide, vers Satan le premier s’avança,
Et dit ces mots : « Je suis Caïn ! » puis il passa.
Soudain, comme la mer par une forte houle,
Un mouvement d’effroi fit onduler la foule ;
Mais Satan regarda d’un œil sinistre et doux
S’enfuir loin du pardon l’assassin au poil roux.

Sous des rosiers en fleurs, à l’ombre des platanes,
Deux villes d’Orient, jumelles courtisanes,
Du vin des voluptés s’enivraient tous les soirs ;
Les femmes sans époux pleuraient à leurs miroirs,
Car un immonde amour séchait le cœur de l’homme.
Pour égaler au sol et Gomorrhe et Sodome,
Par ordre du Très-Haut le feu du ciel grêla.
Ce peuple de lépreux accouplés, le voilà !
Il défile, voûté sous son ignominie,
Et voyage sans fin dans la plaine infinie.

Derrière eux, le front bas, l’œil louche, sombre et seul,
Un spectre qui manqua des honneurs du linceul
Marchait nu-pieds, vêtu de la tunique juive.
Son col était cerclé par une pourpre vive.
Quel est-il ? Écoutez ! Satan parle tout bas :
« C’est mon fils bien-aimé, celui-là, c’est Judas,
Le frère du serpent, tentateur de la femme. »
Le traître s’approcha lentement de la flamme
Et jeta dans le feu les trente deniers d’or,
Qui sous ses doigts crispés rejaillissaient encor ;