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inattendue, quoique partout préparée, du personnage de Jésus dans le livre de Mme de Gasparin a rappelé à mon souvenir un certain tableau anglais qui figurait à la grande exposition de 1856, et qui avait pour moi je ne sais quel irrésistible attrait. Autour de ce tableau figuraient d’autres œuvres plus admirées de la foule, les animaux si coquets et si élégans de Landseer, les féeries de M. Paton, les bizarreries originales de M. Millais ; mais un charme particulier m’attirait toujours vers cette petite toile, œuvre d’un préraphaélite d’ailleurs renommé, M. Hunt, qu’illuminait un rayon de véritable poésie religieuse. Le Christ, divin watchman, fait sa ronde de minuit. Il n’est pas enveloppé de gloire et de majesté ; il porte, comme un visiteur ami ou un bon voisin, une petite lanterne, qui éclaire d’un jour familier sa physionomie pleine de mansuétude. Il a sans doute déjà frappé à bien des portes, il n’a pas toujours trouvé ceux qu’il cherchait ; mais la légèreté et l’endurcissement des cœurs humains n’ont pu lasser sa patience et épuiser sa douceur. Il frappe encore : une porte s’ouvre, et l’on aperçoit une figure partagée entre l’hésitation et le bon vouloir. Faut-il laisser entrer le visiteur ? Il est bien tard, et on ne l’attendait pas. Il est venu, selon sa promesse, à l’improviste, et comme un voleur. C’est à peu près ainsi qu’il passe dans l’aimable livre de Mme de Gasparin, inconnu, s’adressant à tous familièrement et sans se nommer. Il s’est caché et dissimulé, car il ne voulait point parler à ceux qui le cherchaient, mais à ceux qui ne l’attendaient pas. S’il s’était nommé, combien parmi ceux-là auraient fermé leur porte et leur cœur ! Il a donc pris, par un stratagème, la forme qui pouvait séduire les indifférens et les hostiles, il a donné à sa voix le son qui pouvait les toucher, et ils ont été séduits et touchés. La fraude divine a réussi, car, sachez-le bien, ô littérateur-juré, insensible à tout, si ce n’est aux belles paroles et aux harmonies de la phrase, c’était lui qui vous parlait dans ces expressions vives et dans ces phrases pleines de mouvement ; c’était lui qui faisait réfléchir votre esprit, ô moraliste dont la curiosité est la vie, et qui l’arrêtait sur quelque problème psychologique bien raffiné et bien subtil, choisi exprès pour vous amuser ; c’était lui qui touchait votre cœur, mondains et mondaines, et qui réveillait en vous les meilleures aspirations de votre nature assoupie, lorsque vous avez ouvert ce livre avec l’espoir d’y trouver une de ces distractions païennes dans lesquelles s’écoule votre vie.


EMILE MONTEGUT.