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de poussière amoncelés sous les meubles, examinait au jour les chemises du mari, passait les doigts dans les trous, retirait du feu la bûche qui brûlait par le milieu, attrapait le marmot au passage et le débarbouillait en un clin d’œil. Avec cela, peu de mots et nets… Les choses et les bêtes prenaient au contact de ce caractère original des allures qu’on ne leur voyait point ailleurs. Les chats de mademoiselle avaient leur physionomie et leurs habitudes bien à eux, ses poules pondaient double, ses légumes croissaient d’un autre air, ses roses étaient de moitié plus grandes que les roses du voisin, ses œillets plus vivaces, son réséda plus odorant… » N’est-ce pas que voilà une figure originale, curieuse, vivante, et qui, fait honneur au peintre qui l’a choisie pour modèle ? Vous qui avez souvent entendu parler et qui avez souvent peut-être parlé vous-même de la sécheresse genevoise, dites-moi si ce portrait genevois n’est pas digne d’un Hollandais de la meilleure école, d’un van Ostade par exemple ?

Mme de Gasparin est en effet en littérature un peintre de genre des plus rares et des plus exquis ; elle a les deux grandes qualités qui constituent le peintre de genre excellent, la fidélité à la nature sans servilité minutieuse et la rêverie personnelle. La plupart des peintres de genre, en littérature comme en peinture, croient devoir exagérer la première de ces qualités et se dispenser de la seconde, et c’est pourquoi on compte si peu de tableaux de genre qui soient vraiment poétiques, même parmi les Hollandais, qui sont pourtant passés maîtres en cet art. Un véritable peintre de la réalité (et tout peintre de genre est avant tout un peintre de la réalité) doit, s’il veut être vrai et vivant, exprimer du même coup deux choses : la scène ou la personne qui pose sous ses yeux, et la sensation physique de plaisir, la volupté ou l’émotion morale qu’il éprouve devant cette personne ou cette scène. Ainsi pense Mme de Gasparin. Elle exprime du même coup et l’objet qu’elle voit, et l’impression qu’elle ressent à la vue de cet objet. En quelques traits larges, vifs et rapides, elle dessine la scène et le personnage qu’elle veut faire connaître, puis elle laisse sa rêverie disposer à son gré sur cette scène ou autour de cette personne les magies de la lumière et des ombres. Un tableau de genre où la rêverie personnelle de l’artiste n’apparaît pas n’est-il pas comme un paysage qui serait privé d’atmosphère, ou comme un objet naturel sur lequel la lumière ne tomberait pas ? Mme de Gasparin n’oublie jamais qu’elle est elle-même une partie de la réalité qu’elle veut reproduire ; aussi possède-t-elle ce don qui distingue en peinture un van Ostade d’un Gérard Dow, ou, pour prendre des noms modernes, un Decamps d’un Meissonier. Nul doute qu’elle n’eût renoncé à nous montrer ses petites scènes et ses petites figures, s’il lui avait fallu avoir recours à l’imitation