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condamné à vivre et à se mouvoir, qu’il a même défendue quelquefois d’un accent courageux, cette société, il ne l’aime pas ; il ne l’aime ni dans ses tendances, ni dans ses mœurs, ni dans ce qu’elle considère comme ses conquêtes. La civilisation telle que notre siècle l’entend et le progrès n’échappent point à ses railleries. « Je ne suis pas du tout un admirateur de la société et des gouvernemens modernes, » dit-il. On se souvient de ce mot de naufragé qu’il prononçait en pleine assemblée : « La république est un radeau. » La société moderne, dans sa pensée, est aussi un radeau, ou, si l’on veut, c’est une tente qu’on a le devoir de défendre, mais sur laquelle il n’y a point à se faire d’illusions. Le régime constitutionnel lui-même n’est qu’un abri qu’il faut garder contre l’anarchie et le despotisme ; mais ce n’est qu’un abri, et c’est avec l’accent de regret d’un homme presque convaincu que M. de Montalembert répond aux sectateurs de la monarchie absolue : « Certes le régime constitutionnel ne nous rendra pas le XIIIe siècle, ni le XVIIe siècle ; il n’enfantera pas des Joinville, des Guise, des Saint-Simon… » La révolution pour cet esprit agité n’est qu’un fait ; il n’y a que la liberté qui est un droit, le premier, le plus inaliénable, le seul qui vaille la peine qu’on se dévoue à sa défense.

Je n’irai point certes affaiblir le droit de la liberté ; on peut voir seulement dans ces paroles, comme dans un éclair, ce qui divise réellement M. de Montalembert et ses contemporains. Qu’est-ce donc que la liberté dépouillée de la signification que notre siècle y attache, séparée de tous ces principes qu’elle porte en quelque sorte sur ses ailes, de toutes ces conséquences pratiques de liberté civile, d’égalité des droits, de tolérance, d’indépendance de l’état, de démocratie, si l’on veut, qui sont l’esprit même de la révolution, et sont devenus l’essence de la société moderne ? Que devient cette liberté dont M. de Montalembert a pu dire un jour : « La liberté ! ah ! je puis le dire sans phrase, elle a été l’idole de mon âme ? » Est-ce uniquement le droit de faire retentir une parole éloquente dans une tribune ? Grand et légitime droit sans doute, protecteur de tous les autres, mais qui risquerait de diminuer de valeur, s’il n’était qu’une arme destinée à faire la guerre à tout un ordre de civilisation représenté par ce mot magique ! Il peut y avoir certainement, au point de vue de l’art, quelque chose de curieux dans ce spectacle d’un talent vigoureux ne croyant guère à la société moderne et à ses conquêtes, mais se servant avec une rare habileté des armes qu’elle donne pour combattre son esprit, faisant peser sur ses contemporains toutes les conséquences de la révolution et leur disant avec une impérieuse ironie : « Souffrez la loi que vous avez faite ! » C’est un spectacle curieux sans doute, mais qui explique ce phénomène