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L’ardeur de la lutte, je l’ai dit, est le signe le plus caractéristique de ce talent. Je ne sais si, parmi les hommes qui ont fait de la parole une puissance, il y en a eu beaucoup ayant aussi naturellement le goût du prosélytisme, le tempérament agitateur, et aussi dénués d’action réelle. M. de Montalembert a tout de l’orateur, excepté le don de faire de sa pensée, de sa parole, un guide pour ses contemporains. Où donc est le secret de cette disproportion entre la vigueur du talent et la mesure de son action réelle ? Il est, je crois bien, dans l’homme lui-même, dans l’esprit et les procédés de ses polémiques, et dans la nature de ses opinions. M. de Montalembert ne peut faire autrement : dès qu’il est lancé dans la mêlée, il faut qu’il cède à l’impétuosité de son humeur agressive, il faut qu’il foudroie, qu’il pulvérise, au risque de donner à sa parole toutes les formes de la provocation et de l’injure ou du dédain, et c’est le plus lestement du monde qu’il renvoie parmi les flibustiers et les fripons ceux qui seraient tentés de ne point s’associer à ses indignations. Cette arme de l’invective blessante, il la manie avec une verve dangereuse, et en voyant cette ironie élégamment implacable, on se souvient sans le vouloir du mot du poète : « Il faut des perles au poignard ! » Il y a sans doute dans l’éloquence de M. de Montalembert une puissance réelle d’émotion et un chaleureux amour du bien ou de ce qu’il croit être le bien ; mais ce qui domine visiblement chez lui, c’est l’intense faculté de l’indignation et du mépris, c’est une colère toujours prête à se répandre, une colère où il se complaît comme dans une atmosphère naturelle. Organisation passionnée chez qui la passion prend plus volontiers la forme de la haine que la forme de l’amour, il lui faut toujours un ennemi à combattre : l’Université, le socialisme, le césarisme, l’Italie, lord Palmerston, M. de Cavour, et je pense bien que l’adversaire pour lequel il a eu le plus de considération, tout en la manifestant avec sa hauteur naturelle, est M. Proudhon. Trompé d’ailleurs par sa passion, il va sans cesse au-delà du but, et c’est ainsi que par l’excès d’une personnalité qui blesse, qui offense, d’un esprit qui soutient quelquefois des idées justes de la façon la plus propre à les rendre suspectes, M. de Montalembert, plus dangereux peut-être par son amitié que par son hostilité, arrive à faire de son éloquence une chose souvent très compromettante pour les causes qu’il veut servir et quelquefois utile aux causes qu’il combat.

Une autre raison plus profonde et moins personnelle explique aussi ce qu’il y a de borné dans l’action politique et intellectuelle de M. de Montalembert parmi ses contemporains, cette sorte de malentendu permanent et latent qui semble exister entre l’orateur et ceux qui l’écoutent. Au fond, cette société moderne où il est