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lueur de cet incendie allumé à nos portes, il voyait le signal d’une invasion nouvelle de barbarie, la menace d’une éclipse possible de la liberté. Passion indignée, ironie sanglante, amertume, sarcasme, tout se mêlait dans ce discours lancé contre un ennemi qui cette fois était l’ennemi commun et dont on sentait l’approche. Ce n’était plus une doléance religieuse et catholique, c’était une défense de l’ordre, de la paix, de la liberté surtout. « Savez-vous, disait-il par une sorte de pressentiment enflammé, ce que le radicalisme menace le plus ? Ce n’est pas au fond le pouvoir : le pouvoir est une nécessité de premier ordre pour toutes les sociétés ; il peut changer de main, mais tôt ou tard il se retrouve debout ; il ne périt jamais tout entier. Ce n’est pas même la propriété : la propriété aussi peut changer de main, mais je ne crois pas encore à son anéantissement ou à sa transformation. Savez-vous ce qui peut périr chez tous les peuples ? C’est la liberté. Ah ! oui, elle périt, et pendant de longs siècles elle disparaît. Et pour ma part je ne redoute rien tant dans le triomphe de ce radicalisme que la perte de la liberté… » Il faut se souvenir que nul n’avait parlé jusque-là ce langage, qu’on était à la veille de février, et que la société tout entière, bien qu’agitée à la surface, dormait encore dans une sécurité trompeuse, désarmée bien moins de moyens de défense matérielle que de vigilance morale.

C’est peut-être le plus beau jour de la vie parlementaire de M. de Montalembert, ce jour exceptionnel de la vie de tout homme sur lequel tombe le rayon de soleil. Un mois après, quelques-uns de ces grands traits prophétiques étaient des réalités. Ce qui faisait à cette époque de M. de Montalembert un des chefs naturels de ce grand parti, ou, pour mieux dire peut-être, de cet énergique amalgame de forces conservatrices organisé en désordre au sein du désordre universel, dans la débâcle des sociétés européennes, c’est que plus que tout autre il sentait palpiter en lui cet instinct du péril commun né de l’habitude de suivre les événemens à la lumière de la foi religieuse. Un ordre nouveau de problèmes surgissait où toute la puissance de l’idée chrétienne n’était pas de trop pour aider à la défense de la civilisation. Quel était le sens de cette révolution qui venait d’éclater ? Était-ce une surprise, un coup de fortune improvisé par la force des rues ? Était-ce le signe de la maturité de l’idée républicaine ? Je ne sais ; j’admire toujours comment ceux qui mettent la main à ces crises formidables qui s’appellent des révolutions ignorent profondément ce qu’ils font, et sont les instrumens involontaires de quelque œuvre inconnue dont le dessein et le dernier mot se dérobent à leur vue troublée. Ce qui est certain, c’est que la première conséquence de la révolution de février était de transformer absolument la condition des partis en les jetant en présence d’une