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venaient dans la galerie qui longe les créneaux. Les casemates voûtées étaient remplies de soldats et d’ouvriers ottomans, Quant à la ville, les rues sont extrêmement étroites, et presque toutes les habitations s’élèvent au milieu de petits jardins entourés de hautes palissades. Le point central est le bazar, où les marchands (de graves visages turcs en turbans et en cafetans) étalent leurs marchandises, des châles, des fez et autres objets du même genre, mais surtout du tabac, des pipes, des parfums et des sucreries. Un autre point de réunion, c’était le café, misérable hutte avec des fenêtres où des bandes de papier viennent au secours des carreaux. Quelques officiers y tuaient le temps en jouant aux cartes. Partout enfin, d’un bout de la ville à l’autre, des ordures sans nombre et des chiens par centaines… »


Mais l’heure est venue où les voyageurs peuvent aller rendre leurs devoirs au commandant de la forteresse. Le pacha de Takely, qui a le rang d’un général de brigade, habite à l’extrémité de l’île une vaste maison carrée, très simple, très nue, et dont les murailles, comme celles de la forteresse, commencent à tomber en ruine. Pour y arriver, il faut suivre un chemin comme on n’en trouve guère que dans les plus misérables villages des montagnes, une route étroite, glissante, presque à pic et coupée de fondrières : sur tous les points, cela va sans dire, une infection abominable. Devant le palais sont rassemblés des officiers vêtus, qui d’une façon, qui de l’autre, car les dures nécessités des temps ont dû abolir les prescriptions de l’ordonnance. Cet étrange état-major aurait tenté le crayon de Callot et fourni plus d’une page à Decamps. On annonce les étrangers, qui sont introduits dans la salle d’audience. C’est une vaste salle éclairée par six fenêtres dont quelques-unes sont garnies de fleurs ; rien de plus simple que les ornemens et le mobilier : un divan, quelques chaises en canne, une table couverte de melons et de pastèques ; des guirlandes de poires enfilées et suspendues aux croisées ; dans un coin, sur une corde bien tendue, toute la garde-robe du pacha.


« Le pacha fit quelques pas au-devant de nous (dit M. de Berg) ; il nous fit signe de nous asseoir sur les chaises et prit place sur le divan. C’était un homme de haute taille, d’une cinquantaine d’années environ, les membres bien proportionnés, avec un visage grave et digne, ombragé d’épaisses moustaches. Sa redingote verte à col droit, son fez rouge sur ses cheveux touffus lui donnaient une physionomie toute militaire. Je lui adressai un assez long compliment, qui fut traduit d’abord d’allemand en serbe, puis de langue serbe en langue turque ; j’y avais rassemblé, bien entendu, toutes les fleurs de la rhétorique orientale pour le remercier de l’audience qu’il nous accordait. Il daigna me saluer d’un gracieux signe de tête avec une grandezza que je renonce à décrire, puis on apporta le café, préparé à la manière des