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les confins militaires ; il n’y a fait malheureusement qu’une excursion rapide, et, bien qu’il ait vu de près le singulier régime à la fois patriarcal et militaire de ces colonies armées, le tableau qu’il en trace ne présente qu’un intérêt médiocre. En revanche, une page fort curieuse du journal que nous interrogeons, c’est la visite de M. le baron de Berg à un pacha turc, non loin de la frontière autrichienne. Le voyageur est à Orsova, la dernière grande station des colonies militaires du côté de la Valachie. À une demi-heure de la ville, dans une île du Danube, s’élève une forteresse ottomane appelée Takely et gouvernée par un pacha. Si l’on veut franchir la limite des colonies militaires, il faut un laisser-passer de l’officier autrichien qui commande à Orsova. M. de Berg obtient cette autorisation pour vingt-quatre heures seulement, et se dirige avec ses deux fils vers la forteresse turque. Cette forteresse et l’île où elle est construite, enclavées aujourd’hui entre l’Autriche d’une part et la Valachie de l’autre, sont tout ce qui reste aux Ottomans dans les principautés danubiennes. La garnison est forte de huit cents hommes, et, comme le disait le commandant d’Orsova en signant le passeport de M. de Berg, on peut y voir un tableau en miniature de l’empire ottoman tout entier.


« Nous abordâmes, dit l’auteur, à quelque distance d’un corps de garde, et l’un de nos matelots serbes s’empressa d’aller prévenir le poste. Aussitôt nous vîmes arriver un homme en veste bleue avec un col et des paremens rouges ; son pantalon était de légère étoffe blanche ; il portait un sabre au côté, et sur la tête un fez de couleur foncée avec une petite plaque de laiton où était marqué le numéro du régiment. Il prit notre passeport, alla le montrer au pacha, et, revenant quelques minutes après, nous fit introduire dans la citadelle. Je remarquai qu’il portait la médaille de Crimée et qu’il n’avait pas trop mauvaise mine, tandis que tous les autres soldats, sales, déguenillés, les pieds nus, armés seulement de vieux fusils à pierre, faisaient leur service dans la tenue la plus misérable qu’on pût imaginer. Les officiers n’étaient guère mieux accoutrés ; à part deux larges raies rouges sur le pantalon, rien ne les distinguait des simples soldats : même délabrement, même misère. Quelques-uns d’entre eux n’avaient point de chaussures, tel était du moins l’officier qui nous servit d’interprète auprès du pacha. Il était venu nous apporter l’autorisation de visiter la mosquée, il nous y avait conduits lui-même, s’était fait notre cicérone, et avait accepté un pourboire sans le moindre embarras… Notre première pensée en arrivant avait été de rendre visite au pacha. Il s’excusa fort poliment, nous fit dire qu’il était indisposé, qu’on lui appliquait des sangsues, mais qu’il nous recevrait dans l’après-midi. Nous profitâmes de la matinée pour visiter la forteresse et l’île. Les remparts, bâtis en briques, étaient dans le plus mauvais état, quoique richement garnis de vieux canons de bronze. On voyait des corps de garde établis de distance en distance, et les sentinelles allaient et