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d’étoffes anciennes et modernes, étrangères et françaises, tout comme il y a un musée à Sèvres, de même qu’il y a des musées de toute sorte au Louvre. Alors les décorateurs, les tisseurs et les fabricans pourraient étudier, copier, reproduire avec soin les étoffes de la Perse, de l’Asie-Mineure, de l’Inde, de l’Afrique et de la Chine. Là ils en apprendraient plus par la vue et la comparaison que dans tous ces cours industriels où la science transcendante les égare. « Voyez, nous disait un fabricant de tapis, à quel point nos imitations de Smyrne surpassent l’original ! Ces gens-là ne savent pas teindre ! Regardez de près et observez combien les fonds sont inégaux et marbrés : on sent que cela est fait au hasard, sans soin ni précaution. Quelle différence avec mes produits ! comme les couleurs en sont plus égales et plus vives ! » Nous perdîmes notre temps à lui expliquer son erreur ; il ne comprit pas que ces gens-là sont les premiers teinturiers du monde, que c’est bien volontairement et par calcul qu’ils réunissent de la sorte plusieurs nuances dans le même ton, afin de composer un accord, qu’il en est des couleurs comme des sons, et qu’avec une seule note, ou, pour mieux dire, avec des sons sans vibration, on ne saurait faire de l’harmonie.

Si donc nous insistons sur la création d’une collection intelligente des plus belles étoffes, c’est que nous voyons là un moyen certain de faire la lumière dans les esprits égarés des ouvriers, des chefs de fabrique, et surtout de leurs dessinateurs. L’institution des Arts et Métiers est-elle fondée pour atteindre ce but, ou plutôt le but d’une semblable direction industrielle est-il atteint par cette fondation ? Nous ne le pensons pas. Au palais de la rue Saint-Martin, on ne s’occupe guère que des machines ; c’est la seule collection à peu près complète qui s’y trouve. Dans la salle du rez-de-chaussée où se voient les divers modèles de métiers à tisser, il n’existe qu’une misérable vitrine où sont entassés quelques coupons d’étoffes anglaises, puis cinq ou six tableaux encadrés imitant, en soie tissée, des lithographies et des peintures. C’est donc aux Gobelins mêmes qu’il conviendrait de créer un musée, ainsi qu’une succursale pour la fabrication d’étoffes d’art, comme Henri IV l’avait fait pour les draps d’or et de soie.

Ainsi donc, en face des résultats donnés par l’exposition universelle de 1855, l’orgueil ne nous est pas permis. Pour la mode et les colifichets, nous pouvons être les arbitres de ce goût dépravé dont se contente le monde moderne ; mais on ne saurait nous assigner une place équivalente dans la grande fabrication, celle qui répond à la consommation de tous aussi bien qu’au luxe raffiné de quelques-uns. Les gens désintéressés qui se préoccupent de l’art industriel ont reconnu, en voyant ce désordre des idées, ce gaspillage d’inventions et de capitaux, que sans l’art l’industrie épuiserait bien vite