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— La plus belle mousseline française, ajoutent-ils, ne coûte que 2 francs le mètre, tandis que la belle mousseline de l’Inde se vend jusqu’à 10 et 15 francs. Il est donc évident que filer et tisser à la main, ce serait, en réduisant l’ouvrier à la misère, faire payer sept fois la valeur de la marchandise filée et tissée mécaniquement. » Établir entre ces deux étoffes une similitude, c’est exactement comme si on voulait prouver qu’un cachemire français étant moins cher qu’un cachemire de l’Inde, le premier est préférable au second. Que diriez-vous d’un individu qui soutiendrait qu’une copie de Rubens coûtant 100 francs est par cela seul préférable à l’original, qui vaut cent fois plus, et ajouterait imperturbablement qu’il en fabrique ainsi à la douzaine ? On peut voir là le triomphe de la machine ; mais ce n’est certainement pas la preuve de l’état de haute civilisation d’un peuple, ainsi que le prétend la commission de l’exposition universelle de Londres dans son rapport sur la fabrication des cotons en Angleterre, en France et en Orient.

Chose vraiment curieuse, les fabricans de Lyon regardent les soies de la Chine et de l’Inde, de l’Asie-Mineure et de la Syrie surtout, comme les plus détestables qu’il y ait. Ils donnent pour raison que la soie n’est pas suffisamment ouvrée, c’est-à-dire mise dans l’état qui rend plus facile le tissage à la mécanique, que les soies grèges, chargées de matières hétérogènes, au lieu d’être épluchées, gommées, égalisées, ne peuvent, suivant eux, convenir qu’aux emplois communs. Cette croyance dans la perfection de la mécanique, dans cette implacable régularité du fil et du tissu, dans cette uniformité de ton, dans tout ce système enfin qui anéantit le sentiment de l’ouvrier, leur fait dire que l’Orient n’a que des procédés arriérés, qu’une routine qui arrête tout progrès. Ils paraissent ignorer que les manipulations que l’on fait subir au fil avec des colles diverses, des acides de toute sorte, pour l’unir, l’ébarber et le rendre droit comme du laiton, de telle sorte que le métier renvideur ne trouve aucun arrêt, aucun obstacle dans son aveugle travail, sont une des causes les plus certaines, non-seulement de la monotonie des tissus comme trame et comme nuance, mais aussi de leur médiocre durée. Ce qu’on nomme ici barbarie, c’est tout simplement la tradition des grandes époques où la civilisation avait atteint la perfection ; ce qu’ils nomment routine, c’est le métier naïf qui n’est que le côté matériel de l’art, le moyen à l’aide duquel des doigts intelligens savent produire des chefs-d’œuvre que n’exécutera jamais la machine la plus parfaite.

Ce qu’on appelle d’ailleurs les mêmes dessins, les mêmes procédés, varie à un degré infini ; il y a chez les Orientaux un si vif sentiment du décor appliqué aux diverses industries, qu’on ne peut