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le soleil de Bacchus et d’Ariane, on est saisi des rapports qui existent entre cette belle nature de l’Inde, ces oiseaux chatoyans, ces fleurs, ces insectes et les étoffes qui s’y fabriquent. La même cause ne doit-elle pas nécessairement amener des effets semblables ? Les rayons d’un soleil et d’une lune inconnus à nos ciels brumeux sont ici reproduits par un art dont nous ignorons les secrets.

Tel est le grand privilège des pays du soleil : vivre en contact immédiat avec la nature, dans tous ses développemens, dans toutes ses beautés. Comment alors le corps aussi bien que l’esprit ne recevraient-ils pas l’empreinte de ces splendeurs que le ciel leur envoie, que cette lumière seule peut donner ? On retrouve ici ces robes du conte de Peau-d’Ane, couleur du soleil et de la lune, ces gazes étoilées de diamans et de saphirs comme le manteau d’une nuit d’été, ces étoffes lamées de vert pâle et d’argent imitant l’onde frémissante des lacs de Lahore sous les reflets nacrés de la lune. Ce sont toujours et partout ces teintes si fines auxquelles vient s’ajouter le chaud glacis du soleil, et dont le calice des fleurs a dévoilé le secret divin à ces yeux amoureux de la couleur. Ces étoffes de soie et d’or, si finement tissées qu’on n’en devine pas la trame, et qu’on les dirait peintes à la main sur un fond métallique, comme des manuscrits byzantins, viennent de Dapouta, et sont faites par les Hindous de Bénarès ; ces châles et ces écharpes, du royaume de Cachemir, ces tapis en moquette de soie ou de laine, miracles de couleurs, de dessin, de tissage et de solidité, sont fabriqués par les Persans à Ellora, dans la présidence de Madras. Voyez dans ces trois petits tapis comme le rouge carmin prédomine, et comme la bordure orangée vient s’y joindre en accord du même ton, puis comme le fond rouge est lui-même modulé. Que de nuances dans cette gamme, et quel heureux contraste établissent ces marguerites et ces jasmins blancs semés sur le tout ! Quel instinct merveilleux de l’équilibre entre les formes et les couleurs ! Admirez comme cette loi de la hiérarchie est respectée, et comme par suite les yeux sont satisfaits de cette méthode, qui ne détruit ni la variété, ni la plus libre fantaisie, mais arrête l’anarchie et la discordance !

Les étoffes légères ne sont pas moins parfaites. Les tulles brodés dans le Moultan, les brocarts d’Agra, d’Ahmed-Abad et de Kirpour dépassent tout ce que le décorateur peut rêver de plus complet. Ici c’est une gaze de soie d’un bleu si tendre que les passiflores ou les pétales du lin, lorsqu’ils s’entr’ouvrent au premier rayon du soleil, peuvent seuls en donner quelque idée. Des fils d’argent cachés dans la trame étincellent de place en place, comme les lueurs phosphorescentes des lucioles ou des vers luisans. Là au contraire, c’est un épais brocart tissé en zigzag comme la feuille de fougère,