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plus fines dégradations du même ton et vous montreront toujours la même loi présidant à l’accord. Si maintenant vous en regardez au microscope une minime partie, vous verrez aussitôt les détails infinis qui ôtent insensiblement à une couleur qui paraît unie sa sécheresse et sa dureté. C’est en cela, c’est dans ces vibrations de la couleur, que réside le grand secret mélodique, le charme et la vie. Maintenant, au lieu d’une fleur unicolore prenez-en une à deux tons, non pas contrastans, mais placés à chaque extrémité de la vibration et, comme on dirait en musique, à l’octave l’un de l’autre, par exemple ce géranium rose pâle avec sa large flamme de carmin foncé, ou bien cet œillet jaune jaspé de feu. Admirez quel heureux assemblage et par combien d’intermédiaires, par combien de vibrations ces deux nuances ont dû passer pour éviter un choc !

D’où nous est donc venue cette malencontreuse idée moderne d’ajouter du noir pour rabattre les couleurs des étoffes et obtenir des dégradations savantes, comme on dit aux Gobelins ? Sans aucun doute, elle est due aux peintres, qui, ne trouvant pas de lien entre les diverses couleurs qu’on emploie, s’apercevant qu’elles étaient trop vives, trop crues, qu’elles se heurtaient au lieu de s’harmoniser, ont pensé qu’en les effaçant, en les ternissant avec du noir, on obtiendrait par cette adjonction uniforme un accord entre elles. On a voulu de même dans les tapisseries éteindre les lointains, sacrifier les accessoires pour laisser prédominer le sujet principal, comme si la décoration d’un vase ou d’un tissu n’était pas soumise à une autre loi, n’avait pas un but tout différent. Voilà le régime barbare à l’aide duquel, chez nous, on cherche l’harmonie. S’agit-il de décorations pour un palais, peintures, étoffes ou porcelaines, ce sont des méthodes équivalentes qu’on emploie. Chaque jour on s’enfonce davantage dans ce système faux et déplorable. Les manufactures de l’état semblent s’être posé ce problème : faire des tapisseries qui ne conservent plus trace de leur nature et qui soient au contraire une contrefaçon si matérielle de la peinture à l’huile que l’œil y soit trompé. Pour cela, le choix du tableau importe peu ; cependant, comme il faut avant tout dérouter le public, on choisit plutôt les peintres-dessinateurs que les coloristes. Les Rubens, les Véronèse ou les Watteau rentreraient trop, par leurs tons clairs et fins, par leurs étoffes chatoyantes, dans les conditions essentielles des tissus. On pourrait, dans ce cas, prendre la reproduction pour ce qu’elle est réellement, pour une tapisserie, tandis que la Pêche miraculeuse de Raphaël, un portrait de Rembrandt ou le Christ au tombeau du Tintoret, en montrant le nu, forcent à vaincre des difficultés véritables et ne permettent pas de jouer avec la couleur, comme s’il s’agissait d’une draperie ou d’un vêtement.