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de la Perse et de la Turquie ont essayé de résister à cet envahissement destructeur ; il leur a fallu plier devant la ténacité des commerçans, devant les menaces même des agens diplomatiques de ces nations qui s’intitulent volontiers les protectrices de l’Orient.


II

À quelle époque ce funeste mouvement de transformation prit-il naissance ? Il est facile de l’indiquer, et nous ne reculerons pas ici devant quelques détails techniques. Ce ne fut guère qu’à la fin du XVIIe siècle que l’élément scientifique fut sérieusement représenté à la manufacture des Gobelins, et, chose étrange, les nouvelles théories chimiques, en ajoutant sans aucun doute plus de précision aux procédés de teinture, n’améliorèrent en aucune façon les résultats. Toutefois les encouragemens de l’administration supérieure ne manquèrent pas ; on accorda des privilèges et des pensions à ceux qui apportaient quelques procédés inconnus, quelque perfectionnement nouveau. L’art de teindre le coton en rouge incarnat d’Andrinople fut plusieurs fois récompensé ; mais ce n’était là qu’une méthode ancienne, renouvelée des Phéniciens : ce n’était pas une découverte. Il fallait aux savans de nouvelles recherches, il leur fallait un laboratoire pour faire des essais plus sérieux. C’est alors que la chimie s’installe dans la rue Mouffetard et y domine toutes les autres questions. Malheureusement, depuis que la teinture a fait par la science d’immenses progrès, elle a perdu toute solidité, tout sentiment de la nuance, parce qu’elle a voulu résoudre ce problème : remplacer les couleurs solides et invariables, mais chères, par des couleurs composées, d’un prix très inférieur, ainsi l’indigo de la Chine et de l’Inde par un bleu de Berlin détestable, le cobalt, le bleu lapis ou azur d’outremer par le bleu qui porte le nom de l’inventeur, M. Guimée, et ainsi de suite. Ces procédés ont fait, il est vrai, la fortune des fabricans ; mais pense-t-on que les arts aient à s’en réjouir ? Croit-on que le bleu de Guimée par exemple, lors même qu’il aurait toute la fixité désirable, puisse remplacer les nuances du lapis et du cobalt ? Pour un œil exercé, c’est une note fausse à côté d’une note juste. L’habileté des chimistes a mis le comble aux discordances en fabriquant une quantité de rouges, de verts et de jaunes à bon marché. En partant de ce principe vrai, que le temps est un bénéfice, on a voulu le remplacer dans les longues préparations de teinture par des réactifs qui agissent vite, mais qui détruisent l’étoffe et manquent de tenue. Dans ces beaux pays d’Orient, où l’on croit à un lendemain, les travaux se font avec une sage lenteur, seule méthode qui permet d’obtenir la force et la durée.