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ses traits flétris par le désespoir, l’âge et la honte, la sépulture d’une beauté depuis longtemps éteinte, le vieux portrait au pastel, la passion posthume qu’il éveille dans le cœur du jeune homme, composent un début des plus heureux, qui fait naître dans l’esprit du lecteur cette inquiétude et cette curiosité craintive qu’éveille la présence du mystère. Si les romans de Mme Reybaud étaient condamnés, ce qu’à Dieu ne plaise, à être oubliés de ceux qui nous succéderont, et qu’on me demandât quel est celui que je voudrais sauver de l’oubli, je nommerais Mademoiselle de Malepeire, et après celui-là je demanderais grâce et faveur pour les trois autres que j’ai nommés : Félise, le Moine de Chaalis et Misé Brun.

Mademoiselle de Malepeire est l’œuvre capitale et tout à fait importante de Mme Reybaud, non-seulement parce que ce roman s’élève beaucoup au-dessus des autres au point de vue de l’art, mais parce qu’il tranche sur eux tous par la nouveauté de la passion qui y est analysée. Ses autres récits se bornent en quelque sorte à nous promener dans les régions déjà connues de l’âme humaine. Celui-ci au contraire explique un sentiment qui n’avait jamais été décrit auparavant. Ce sentiment est la découverte de l’auteur, c’est l’îlot ajouté par elle à la géographie des passions, la plante non décrite ajoutée à l’herbier des sentimens humains. Les romans de Mme Reybaud révèlent en général une connaissance positive et étendue des passions, bien qu’un peu sommaire et élémentaire. On y trouve un excellent résumé des caractères généraux et des effets les plus fréquens des passions, un résumé de tout ce qui a été dit sur elles de plus certain et de plus pratique ; mais ce résumé n’ajoute aucune observation nouvelle à la somme des connaissances acquises sur ce vaste et inépuisable sujet. Mademoiselle de Malepeire au contraire est un chapitre inédit du grand livre qui est toujours en cours de publication. Là l’auteur ne s’est pas contenté de promener le lecteur dans des campagnes qui sont celles de tout le monde, elle l’a fait entrer dans un petit domaine réservé qui est à la fois sa conquête et son titre de gloire.

Mme Reybaud n’a jamais écrit que des romans. Femme sage et avisée, elle s’est dit sans doute que l’ambition était souvent une mauvaise conseillère, que succès modeste, mais assuré, valait mieux que triomphe incertain, et qu’en littérature comme dans la vie, un bon tiens valait mieux que deux tu l’auras. Elle a été de cet avis qu’on devait toujours faire les choses qu’on avait appris à faire, et qu’on était sûr par conséquent de bien faire. Comme Candide, elle a cultivé son petit jardin sans souci du parc ou de l’enclos du voisin ; mais, plus sage que le héros de Voltaire, elle n’a pas eu à subir, avant d’adopter cette résolution, les tristes désenchantemens d’une