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particulier que prend la passion chez une âme vertueuse : ce n’est pas un incendie comme chez les âmes païennes et mondaines, ou chez les cœurs fiers et sans frein ; c’est une lente et irrésistible inondation. Des flots de rêveries coupables montent sans bruit, baignent l’âme et la détrempent, ruinent sa base, ébranlent sa solidité, détachent une à une ses résistances, jusqu’à ce qu’enfin elle s’affaisse et s’écroule. Les terreurs, les angoisses, les pressentimens de Misé Brun, ses conversations avec son confesseur le père Théotiste, ses prières impuissantes, composent un tableau des plus pathétiques, et auquel on peut donner le nom de dramatique, quoiqu’il n’y ait en scène qu’un seul acteur visible.

Mais le plus beau de ces récits est sans contredit Mademoiselle de Malepeire ; c’est à mon avis le chef-d’œuvre de l’auteur, et il s’en est fallu de bien peu que ce petit livre ne fût tout à fait un chef-d’œuvre. Mme Reybaud a surmonté la très grande difficulté de ce sujet, qui est des plus heureux, mais qui est aussi des plus scabreux : elle a su rendre intéressante une héroïne qui n’est pas, qui ne pouvait pas être sympathique un seul instant. Nous nous intéressons à elle sans pouvoir l’aimer, ni la haïr, sans nous sentir le droit de la mépriser, par un sentiment compliqué, mélange de curiosité et de compassion, plus élevé que la curiosité cependant, et moins doux au cœur que la compassion. Le lecteur ressent à cette lecture quelque chose de la stupeur qui s’empara de la noble assistance le soir fatal où Madeleine de Malepeire déclara en face de sa famille et de son fiancé que l’abbat Pinatel était son amant et l’époux de son choix. Cette variété bizarre de l’amour de tête, ce sentiment semblable à un calcul lentement formé, cette exaltation d’un esprit vain, raisonneur et médiocre, échauffé par les lourdes vapeurs de lectures dangereuses ou trop fortes pour lui, cette générosité sans grandeur d’un cœur aride, ont été décrits par Mme Reybaud avec une grande finesse et une intelligence remarquable. Elle explique et fait suivre à merveille tous les mouvemens illogiques et désordonnés de cette âme étrange. Ce qui augmente encore l’effet dramatique de ce beau récit, c’est que la passion, qui en fait le ressort principal, n’a en elle-même rien de sérieux ; elle n’est qu’une simple sottise, une illusion, une vapeur colorée de l’esprit, et cependant les conséquences en seront forcément plus désastreuses que celles de l’erreur la plus sérieuse. Le roman est aussi composé avec plus d’art, plus de souci des effets, plus de préoccupation des détails pittoresques que l’auteur n’en apporte d’ordinaire dans ses récits, dont le principal caractère est une facilité cursive. La narration est bien coupée et bien répartie entre les deux conteurs, le vieux marquis et le curé Lambert ; la description de la vieille servante morne et taciturne qui cache sous