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trop malheureux ; cela vous place dans une condition exceptionnelle, que vos semblables ne comprennent pas, et qui les remplit de doutes et d’anxiétés. Aussi nos pères considéraient-ils un roman comme un mauvais livre, et, étant données les conditions singulières qu’ils lui imposaient, je ne saurais conclure qu’ils eussent tort.

De leurs idées, Mme Reybaud n’a accepté qu’une partie ; elle a repoussé toutes celles qui tendaient à faire du roman un genre pernicieux et coupable. Comme eux, elle pense qu’un roman est avant tout un récit amusant, qui vise non à instruire, mais à faire passer tranquillement de douces heures et à occuper les loisirs laissés par les devoirs de la vie. Comme eux, elle pense qu’un roman doit être une histoire d’aventures et d’amour, surtout d’amour, et que l’inattendu et l’imprévu doivent y dominer. Comme eux enfin, elle veut qu’un roman soit une histoire exceptionnelle, et, comme ils disaient naïvement, une de ces histoires qui ne se rencontrent pas tous les jours, par exemple l’histoire d’une demoiselle noble, exaltée par la solitude, les chimères et les mauvaises lectures, qui épouse un paysan, et qui, au lieu de l’homme naïf qu’elle a rêvé, ne trouve qu’un rustre tout au plus digne du coup de couteau dont elle l’honore dans un accès d’indignation et de mépris trop justifié, ou celle d’une honnête bourgeoise qui s’éprend d’un capitaine de voleurs, et ne découvre la profession de son amant que lorsqu’elle le voit monter à la potence. Mais elle a refusé de donner à ses héros et à ses héroïnes ces exagérations de sentimens et de langage qui les sépareraient des hommes réels. Chez elle, le romanesque s’arrête aux actions et aux aventures de ses personnages, il n’atteint ni leur caractère ni leur cœur. Ses héros traversent des aventures exceptionnelles, mais ils parlent et pensent comme tout le monde ; ils sont vertueux sans emphase, simples, sensés, naturels, honnêtes dans leurs allures, mesurés dans leur langage ; ils n’ont pas l’air de savoir le rôle qu’ils jouent. On peut dire d’eux en toute vérité qu’ils sont des héros de roman, et qu’ils n’en sont pas plus fiers pour cela. Aussi n’y a-t-il dans ses romans rien qui rappelle cette quasi immoralité que nous trouvons dans les romans qui enchantaient nos grand’mères, rien de ces vapeurs malsaines qui s’exhalent de sentimens affectés et exagérés. Un jour que je l’interrogeais sur le but moral qu’elle s’était proposé en écrivant certains de ses romans, elle me répondit : « J’ai vu dans la vie que le vice est aimable, et que la vertu est ennuyeuse, et j’ai voulu donner à la vertu tous les attraits du vice. » Nous lui rendons ce témoignage, qu’elle a très fidèlement et très heureusement rempli le programme qu’elle s’était tracé.

Et cependant, — contradiction qui peut amener à réfléchir sur les lois qui régissent l’art, et bien faite pour dérouter les consciences