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seule faute, mais une faute capitale, vienne détruire cet édifice grandiose ? N’ayant pu comprendre l’action de l’âme sur le corps, ni, d’une manière plus générale, l’action d’une substance sur une autre substance créée, il a imaginé son hypothèse de l’harmonie préétablie ; puis, enivré de quelques belles conséquences qu’il croyait voir découler de ce principe, ébloui du spectacle de cette providence éternellement active au milieu des forces sans nombre qui peuplent l’immensité, il s’est obstiné à ne pas voir une objection invincible. Laquelle ? La liberté. Si l’hypothèse de l’harmonie préétablie est conforme à la nature des choses, l’homme n’est donc qu’un automate spirituel. Plutôt que d’abandonner son système, Leibnitz se résigne à cette extravagance. Oui, dans le monde de Leibnitz, c’est lui-même qui ne craint pas d’employer cette formule, l’homme est un automate. Dieu seul fait jouer les ressorts de notre machine ; nous qui croyons vivre et agir, nous habitons un monde d’illusions, et voilà le victorieux adversaire de Spinoza, le grand philosophe chrétien, le héraut de la Providence et de la vie universelle, entraîné dans les erreurs qu’il a le plus ardemment combattues.


II.

La chute de Leibnitz a été la chute du spiritualisme. Où un tel homme avait échoué, qui pouvait se promettre de réussir ? Le courant des idées sensualistes et sceptiques, arrêté un instant par ce noble génie, déborde de toutes parts. C’est le XVIIIe siècle qui commence. En vain Leibnitz a-t-il cru confondre la philosophie de Locke, terrasser le scepticisme de Bayle ; les idées de Locke, les doutes de Bayle survivent aux doctrines de Leibnitz. On ne s’occupera plus désormais des recherches sublimes où se plaisait le XVIIe siècle. Ces systèmes, qui se détruisent les uns les autres, ont anéanti la foi métaphysique. Pourquoi prétendre s’élever jusqu’à la cause des causes ? Ces questions surpassent l’intelligence de l’homme. Les phénomènes seuls sont accessibles à nos moyens de connaître ; résignons-nous à explorer la surface des choses. Sommes-nous bien sûrs encore que cette surface existe dans la réalité avec les caractères que nos sens y découvrent ? Soit que nous interrogions les corps célestes, soit que nous descendions dans les entrailles de la terre, nous ne sortons pas de nous-mêmes. Ainsi parlent tous les esprits dans le siècle de Voltaire, de Hume, de Reid, de Condillac, et voici un génie original, Emmanuel Kant, qui va coordonner tous ces doutes au sein du système le plus neuf, le plus fort, le plus redoutable qu’ait jamais produit le scepticisme. Est-ce que la vérité serait là ? Avec sa scrupuleuse impartialité, M. Saisset étudie le sys-