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queue fauve et le poil hérissé, ces palusins appartenaient à l’espèce la plus farouche ; ils regardaient l’arène d’un œil sanglant, et courbaient vers le sol, comme pour les aiguiser, leurs cornes effilées et aussi dures que des épées d’acier.

Chacun, croyant donc la ferrade terminée, se disposait à regagner son téradou. Les spectateurs secouèrent leurs vêtemens, trempés par cette humidité lourde propre au marin, et qui est mille fois plus dangereuse que l’eau de pluie ; les gardians rattachaient sur leurs corps transis leurs habits déchirés par les cornes des bioulés ; d’autres étanchaient le sang de quelques blessures ; le brasier s’était éteint. Bamboche se rapprocha de Manidette. Celle-ci avait déjà quitté le tertre sur lequel elle s’était assise, et elle arrangeait sur ses épaules les plis de son petit châle. En voyant venir Bamboche, elle lui tendit la main. Le gardian avait pris une grande résolution ; il voulait, par un coup d’audace, sortir ce jour-là même de cet état de pauvreté qui lui interdisait de prétendre à la main de la saunière.

— Donnez-moi le baiser des fiançailles, doumaïselette, dit-il avec un accent d’énergique confiance, car je vous jure qu’avant que le labeck ne souffle, j’aurai acquis la plus belle manade du Sauvage ; je serai riche, et l’on ne me refusera plus votre main.

Émue, surprise, Manidette tendit sa joue à Bamboche, qui, par une timidité toute nouvelle pour lui, osait à peine l’effleurer de ses lèvres. S’élançant alors dans l’arène, le jeune homme ralluma le brasier éteint, y mit chauffer des fers portant la lettre B, puis s’approcha du propriétaire des bioulés. — Maître, dit-il en arrêtant son cheval, pensez-vous qu’il soit juste de reconnaître le coup de main que j’ai donné à votre ferrade ?

— Certainement, répondit le notable, et je t’aurais déjà offert une bonne récompense, si je ne savais que ta coutume est de refuser en pareil cas.

— C’est vrai, et je ne demanderais certes rien, si j’étais libre comme je l’ai été jusqu’à présent, répliqua Bamboche ; mais j’aime une jeune fille, et je ne puis l’épouser, si je n’ai quelque bien. Sage et délicate, elle n’a pas craint d’exposer sa réputation et sa vie pour me rendre un grand service : à mon tour, ne dois-je pas savoir faire quelque chose pour elle ?

— Que désires-tu donc ? Si ta demande est raisonnable, je suis prêt à te l’accorder.

— Voulez-vous me donner tous les bioulés que je parviendrai à terrasser et à marquer à mon chiffre ? reprit Bamboche en montrant les taureaux qui avaient été épargnés comme trop dangereux.

Le notable regarda le gardian avec surprise. — J’y consentirais de grand cœur, mon pauvre garçon, lui dit-il ; mais c’est ta vie, pécaïre,