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cette étrange torpeur qui, avant-coureur des fièvres, rappelle la néfaste apathie que provoque le sirocco. Venant tout à coup changer les conditions de l’atmosphère et remplacer une chaleur ardente par des brouillards humides, le marin est le plus grand fléau de la Camargue ; il affaiblit le corps, ronge les murs, oxyde les métaux et répand sur la campagne un voile de tristesse. Chaque bruit paraît sinistre sous ces lourds nuages, qui viennent ramper comme des ombres sur la terre. La mer gronde avec furie sur la rive, le vent siffle aigrement dans les pinèdes, les cris des gabians retentissent comme une trompette d’airain dans les nues, le murmure des roseaux qui plient sur le marais ressemble à des gémissemens, et les beuglemens des taureaux ont la sonorité du tonnerre.

Éclairé par la pâle lumière du marin, enveloppé de nuages comme de voiles de deuil, le cirque du Brézimberg offrait un aspect presque funèbre. Roulés dans leurs capes et leurs feutres rabattus sur les yeux, les gardians tenaient avec méfiance leur trident en arrêt. Nulle musique ne retentissait sur l’estrade, car il n’y a point de hautbois dans les ferrades. Au lieu du spectacle joyeux de la course, c’est un travail dangereux pour lequel il faut garder toute sa présence d’esprit.

Le notable à qui appartenait le troupeau des bioulés, ayant regardé sa montre, se leva debout sur son tap, et donna l’ordre de commencer. Bien qu’il fût accouru au Brézimberg des gardians de tous les téradous, le propriétaire ne s’adressa qu’à ceux de sa manade, les seuls auxquels il eût le droit de commander ; mais soit que, connaissant mieux que personne la force de leurs bioulés, ils n’osassent les attaquer, ou que l’influence du marin eût paralysé leurs membres, aucun ne bougea. Malgré de nouveaux ordres, les gardians se regardèrent d’un air significatif.

— Il vente du malheur, dit l’un d’eux à voix basse en secouant ses épaules glacées ; descendre aujourd’hui dans l’arène, c’est risquer d’attraper deux morts, celle qui vient des cornes des bioulés et celle qui vient du marin.

— Sans labeck (vent du sud-ouest) pour donner du courage, la ferrade est trop dangereuse, dit un autre.

Ce fut donc vainement que le propriétaire des taureaux gesticula, encouragea et promit aux gardians un bon pourboire. Anxieuse et oppressée par le marin, la foule attendait en silence ; mais l’espoir éclaira tout à coup les visages, un certain frémissement de joie courut dans la morne assemblée ; les gardians se rangèrent devant leur troupeau ; les fers furent placés dans le brasier ranimé. Comme s’ils eussent compris que l’heure du supplice approchait, les bioulés mugirent sourdement, et le cœur de Manidette battit bien fort, car, monté sur son aïgue, Bamboche venait d’apparaître sur la lisière du