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garçon, laborieux et docile. Buvons à la santé de tous les deux, grand ! ajouta-t-il en tendant son verre à sa mère.

— Vous savez bien, mon fils, que-cela porte malheur de trinquer à des amours que l’église n’a pas encore sanctifiées, dit Fennète d’une voix creuse en repoussant tristement son gobelet.

— Les vieilles femmes sont toutes superstitieuses, grommela Berzile. Tiens, Caroubie, dit-il en présentant la bouteille à sa femme, tu es plus jeune, et tu ne dois pas avoir de si tristes idées ; bois au mariage prochain de ta fille.

— Il faudrait savoir d’abord si Pierrotte plaît à Manidette, répondit Caroubie en écartant doucement le toast proposé.

— Tu refuses aussi, reprit le saunier surpris ; eh bien ! Alabert, ce sera vous alors qui célébrerez avec moi les fiançailles de votre filleule, ajouta-t-il en faisant passer un verre au douanier.

— Je ne connais pas Pierrotte, dit avec hésitation Alabert, et on ne boit qu’à la santé de ceux qu’on aime.

— Puisqu’il en est ainsi, dit le saunier piqué au vif, c’est Manidette elle-même qui tranchera ce soir la question, et nous verrons ce qu’une honnête fille pourra objecter contre un projet qui peut assurer son bonheur.

Et il vida d’un trait la rasade destinée au douanier.


V

Il était près de midi lorsque la jeune saunière arriva au Brézimberg. Malgré le marin blanc, qui, comme une fumée bleuâtre, suspendait ses nuages à quelques pas du sol, de nombreux spectateurs étaient déjà réunis sur le téradou. Les cabâous des mas voisins, les chariots et les taps dessinaient, comme pour les courses, un cirque sur la lande ; seulement, selon l’étrange coutume des ferrades, le troupeau de taureaux en formait lui-même une partie. Pressés les uns contre les autres, surveillés par quelques gardians à cheval, les bioulés (jeunes taureaux) se tenaient immobiles. Un brasier incandescent et quelques fers à marquer se voyaient au milieu de l’arène.

Steppe entouré de marécages profonds, le Brézimberg étend sa nappe de sable entre la mer et la pinède du Sauvage. C’était au milieu de cette lande grisâtre, où de loin en loin rougissaient quelques salicores et fleurissaient de rares tamarix, que l’enceinte de la ferrade avait été formée. Mornes comme le ciel qui les enveloppait, les spectateurs silencieux s’abritaient de leurs vêtemens ; mais, apportant l’humidité de la mer, les exhalaisons des marécages et les émanations des étangs, le vent funeste du marin perçait les plus lourdes étoffes, s’appesantissait sur les membres et frappait les esprits de