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Manidette releva fièrement la tête. — J’aimerais mieux me noyer au fond du Valcarès, dit-elle avec vivacité, que de changer ma coiffe de saunière contre un bonnet de dame, mes souliers ronds contre des brodequins de soie, mes marécages et mes pinèdes contre de tristes murailles ! Sacrifier ma liberté ! Ah ! ma grand, vous ne le pensez pas !

Fennète respira. — Eh bien ! qui aimes-tu donc ? demanda-t-elle d’un ton radouci.

— Alabert vous dira le nom de mon fiancé, dit Manidette en s’enfuyant.

Sa carabine sur l’épaule, le douanier passait en effet en ce moment devant la masure. La vieille femme l’interrogea d’un regard anxieux. — Je comprends que Manidette n’ait pas eu le courage de le nommer elle-même, dit Alabert. — Et, prenant dans ses mains la main de Fennète, il soupira profondément. — Nous n’y pouvons plus rien, dit-il, comme pour la consoler d’avance ; apprenez donc sans trop de chagrin que notre chère doumaïselette a donné son cœur au gardian Bamboche.

Quelques minutes s’écoulèrent sans que la vieille saunière, surprise par cette nouvelle, pût prononcer une parole ; puis, se levant et serrant convulsivement le bras d’Alabert : — Vous vous trompez ! Manidette ne peut aimer ce coureur de landes, dit-elle d’une voix sourde. Non, le fiancé de notre enfant ne peut être cet histrion, qui, sans sou ni maille, va jouer sa vie contre quelques bravos ! Non, vous dis-je, cet homme sans asile, qui couche ici ou là, sur l’herbe ou dans la fange, pêle-mêle avec ses taureaux, qui est sans Dieu et sans famille, sans demeure et sans nom, ne peut être aimé de notre doumaïselette !

— Tenez, dit Alabert en montrant du doigt la pinède du Sauvage, regardez là-bas, et vous verrez si je dis vrai. — Glissant sur le bord d’un marais, Manidette, son petit châle enflé par le vent, marchait rapidement vers le Brézimberg. Sans mot dire, la vieille femme la suivit des yeux jusqu’aux chariots qui, blanchissant dans le lointain, annonçaient l’emplacement de la ferrade.

— C’est vrai, dit-elle d’un accent étouffé.

En ce moment, Berzile et Garoubie rentrèrent pour déjeuner.

— Malgré le mauvais temps, Manidette a voulu assister à la ferrade, dit le saunier en se mettant à table.

Fennète regarda Alabert et mit un doigt sur ses lèvres.

— Ce ne sera du reste qu’un marin blanc, reprit Berzile ; la fête sera très belle, et je ne suis pas fâché que Manidette y soit allée. Pierrotte, le camelier du salin de Badou, doit s’y trouver. Ils reviendront sans doute ensemble, car je dois m’entendre avec lui pour la fin de la saison. Ma fille ne paraît pas lui déplaire. C’est un brave