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mourant au fond de quelque marais, Bamboche eut une sorte d’éblouissement. Comme pour se montrer à l’assemblée entière, le Sangard marchait lentement autour du cirque, élevant de temps en temps la tête, remuant la queue et respirant largement. Arrivé devant Manidette, il s’arrêta et fit entendre un long mugissement. — Elle est perdue ! s’écria-t-on ; mais, à la grande stupéfaction de la foule, la jeune fille lissa de ses petits doigts le poil de velours du Sangard, le flatta de la voix et renoua les rubans autour de ses cornes, tandis que, comme un chien fidèle, le colosse lui léchait les mains. — Je comprends tout, se dit Bamboche ; c’est Manidette qui a sauvé mon beau Sangard.

Cependant le tambourin faisait entendre son roulement martial, et le hautbois ses sons aigus. Les deux champions s’étaient placés face à face dans la lice. Immobile et comme cloué au sol, le Sangard fixa ses yeux ardens sur ceux de son adversaire. Le pied leste, le corps souple, prêt à suivre chaque mouvement du taureau, Bamboche, pour l’exciter, fit tournoyer comme un nuage rouge sa ceinture au-dessus de sa tête. Ils restèrent ainsi quelque temps à se mesurer du regard. Le gardian prit le premier l’offensive ; poussant un cri provocateur, il s’élança vers le Sangard, et avant que l’animal s’y fût préparé, il arracha à son front la grande cocarde qui le décorait.

— Bravo ! cria la foule, et l’on se pencha avec curiosité sur les cabâous pour voir celle à qui le gardian offrirait le trophée. Plus d’une fillette se flattait en secret de lui plaire assez pour mériter cet hommage. À la surprise générale, il se dirigea vers la petite saunière, à laquelle personne ne pensait.

— Vous seule la méritez, lui dit-il en posant la cocarde sur ses genoux.

Tout heureuse, Manidette piqua la rosette à son fichu ; mais ce n’était là qu’un prélude : il fallait enlever un à un tous ses rubans au taureau. Allant, venant, sautant, rampant autour du Sangard, Bamboche semblait jouer avec le danger. Comme sur un tremplin, il rebondissait sur le sol de l’arène, et chaque fois que les spectateurs effrayés criaient : Es mort il répondait en jetant de nouvelles cocardes à Manidette. Il arriva enfin un moment où, privé de tous ses rubans, le taureau se trouva noir et nu dans le cirque comme il était au sein des marais. Dès que Drapeau eut ramené, le Sangard, chacun descendit dans l’arène pour applaudir et admirer de plus près le vainqueur ; mais Bamboche se déroba brusquement à cette ovation.

Quelques jours après, Manidette avait dirigé comme de coutume sa promenade du côté du Maset. Bamboche était là, il semblait l’attendre. Elle voulut s’éloigner ; mais le gardian lui prit la main :