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puis ouvrant la porte : — Te voilà libre, mon beau Sangard, lui dit-elle. C’est demain course à Aigues-Mortes, soutiens l’honneur de Bamboche.

Sangard, qui, quelques minutes auparavant, ne pensait qu’à aller retrouver les marécages de son agreste royaume, maintenant immobile au milieu de l’étable, hésitait à la quitter. Étonnée, Manidette l’encourageait de la voix, lorsque soudain le galop d’un cheval et la sonnette d’un dondaïre retentirent dans la plaine ; un bruit de pas inégaux et lourds se faisait entendre en même temps. C’était Bamboche et Drapeau qui conduisaient la manade à Aigues-Mortes pour la course du lendemain. La vue de ce noir troupeau qui se rendait au combat fit jaillir du feu des yeux du Sangard. Il partit comme un trait et alla se joindre à la manade ; mais comme la nuit était sombre, le gardian ne vit pas que le roi de la lande reprenait sa place à la tête de son armée sauvage. Pour recruter quelques taureaux de plus, la caravane parcourut ainsi les pinèdes et les marais. Grossissant sans cesse et galopant dans le silence de la nuit, cette lourde cohorte, conduite par un seul gardian, avait un aspect fantastique. Pendant quelques minutes, un bruit confus de pas interrompit le silence des landes, puis le désert reprit son calme, et la nuit sa tranquillité.


IV

Bien que située en dehors du delta du Rhône, Aigues-Mortes peut être considérée comme la capitale de la Camargue, car la nature qui l’entoure offre les caractères étranges et monotones qui appartiennent à l’île provençale. Isolée au milieu d’une plaine marécageuse toute sillonnée de canaux, Aigues-Mortes ne possède en fait de route qu’une longue chaussée élevée sur des étangs profonds. Une sorte de tour, appelée la Carbonnière, qui faisait partie des fortifications de la ville, s’élève au milieu de la chaussée, à un quart d’heure d’Aigues-Mortes. C’est en quelque sorte la porte du territoire de cette ancienne cité. Cernée de tous côtés par des marécages saumâtres, des lacs salés et des canaux de navigation qui, comme les fils d’un écheveau embrouillé, s’enchevêtrent sous ses murs, Aigues-Mortes, avec l’immense tour qui la domine et les remparts épais qui la protègent, semble avoir arrêté la marche du temps sur ses créneaux. La vie s’écoule égale et tranquille dans cette cité endormie. Les agitations du siècle ne franchissent guère ses remparts. Pâles, mélancoliques et ravagés par les fièvres, les habitans d’Aigues-Mortes semblent porter sur leurs traits le triste reflet des marais verdâtres et monotones qui les entourent. Un seul divertissement