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enfin, c’est-à-dire la méthode la plus riche qui fut jamais, lui ont appris que Dieu n’est pas seulement l’être des êtres, mais la force des forces. Dieu vit, toutes ses créatures sont aussi des énergies vivantes. « Voilà, dit M. Saisset, ces atomes de Leibnitz, non pas atomes de matière, mais atomes de substance, ces monades en d’autres termes, ces unités vivantes, ces forces partout répandues, qui, dans leur perfection inégale, dans la variété de leurs degrés, dans la suite de leurs évolutions, dans la gradation continue de leurs espèces, composent, sur la face de la terre et à travers l’immensité des siècles et des espaces, le drame infini de la création. » Le monde de Descartes est inerte, le monde de Newton est étroit ; celui que Leibnitz nous fait concevoir, image fidèle du Créateur, est vivant et infini.

La première inspiration chez ces grands génies est toujours aussi sûre que féconde : quand ils poursuivent leur route sur ces hauteurs qu’ils croient avoir conquises, on voit trébucher les plus forts. Quoi de plus beau que la théorie du cogito ergo sum, si ce n’est la reconnaissance de l’ordre providentiel par celui qui a su décomposer la lumière ? Cependant Newton et Descartes se sont perdus l’un et l’autre dans la voie qu’ils avaient si glorieusement ouverte ; Leibnitz sera exposé au même péril par la sublimité de ses pensées. Heureux de contempler ces forces actives répandues à l’infini dans l’univers sans bornes, il croit avoir touché le port où tendirent en vain ses devanciers. Non, un obstacle l’arrête : comment ces monades, toutes vivantes, mais si différentes entre elles par la nature et le degré de leur être, peuvent-elles agir l’une sur l’autre ? « Lorsque je me mis à méditer, dit Leibnitz, sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer. » Et remarquez bien que l’union de l’âme avec le corps n’est qu’une partie du problème plus général qui se formule en ces termes : — comment une substance créée peut-elle communiquer avec une autre substance créée ? C’est alors que Leibnitz, avec son ingénieuse fécondité, imagine l’harmonie préétablie. Les substances n’agissent pas l’une sur l’autre, ne s’empruntent rien l’une à l’autre, elles se développent sans sortir d’elles-mêmes ; mais le Dieu qui les a créées a connu dès l’origine toute la suite de leurs développemens, et il a établi entre leurs mouvemens réciproques une concordance parfaite. C’est votre âme, croyez-vous, qui gouverne et meut votre corps ? Pure illusion. L’âme et le corps, ces monades si différentes, agissent chacune à part ; seulement entre l’action de l’une et l’action de l’autre le divin régulateur a constitué une infaillible harmonie. Voilà certes une conception bien extraordinaire ; Leibnitz aperçoit aussitôt les belles conséquences qui en résultent, et il en est presque ébloui. Le spectacle de ces forces si