Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/851

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du Radeau, et pour s’y rendre Alabert et Manidette cheminaient sur le sable argenté qui, comme un tapis moelleux, s’enfonçait sous leurs pas. Les croix d’amour (crucifères) étincelaient sur les queirels (petits chemins qui longent les tables des salins) ; de belles grappes de salicore sortaient de terre ; un parfum résineux s’élevait des pinèdes. Les tardones (canards sauvages) s’appelaient dans les marais, les oiseaux de mer sur le rivage, et les corneilles sur les grands pins. Cette matinée vermeille avait coloré les joues de Manidette, et une certaine langueur répandue dans ses yeux indiquait qu’elle n’était pas insensible aux beautés qu’à son réveil étalait la nature. Le douanier la contemplait avec amour. — Je me trouverai heureux tant que je serai seul à l’aimer et qu’elle n’aura donné son cœur à personne, se disait-il. — Et comme il connaissait les pensées les plus secrètes de Manidette aussi bien que les moindres lignes de sa beauté, un éclair d’espoir brilla dans ses yeux, car il lui semblait que cette âme tranquille ignorerait à jamais les tourmens de l’amour.

La jeune saunière et le douanier étaient arrivés à la pinède qui sépare le Radeau de la lande du Sauvage. Le soleil montait dans les cieux, et les pins dessinaient leurs ombres sur le sol aride. On était déjà loin du Sansouïre. À la vue des bruyères qui tapissaient de bouquets blancs et roses le sable de la forêt, Manidette, avec une joie d’enfant, se mit à courir çà et là pour admirer et cueillir les agrestes fleurettes. Heureux d’échapper à une de ces fêtes où il tremblait toujours que Manidette ne trouvât un fiancé, Alabert suivait la jeune fille sans lui rappeler que l’heure de la muselade approchait. Tout à coup, à l’instant où, rouge de plaisir, Manidette se relevait avec son tablier plein de fleurs, un taureau furieux apparut à travers les arbres. Arrivant par bonds désordonnés, les flancs haletans, les yeux sanglans, la queue frémissante et les naseaux couverts d’écume, il se dirigeait vers la jeune fille. Lorsque celle-ci l’aperçut, une pâleur livide couvrit son visage. Aucun moyen de salut, pas même la fuite. Les hautes bruyères qui s’entrelaçaient à ses pieds l’emprisonnaient dans un étroit labyrinthe. Adossée contre un tronc d’arbre, elle attendait, immobile et glacée d’effroi, le taureau, qui s’avançait en beuglant. Alabert ne vit l’animal furieux que lorsque son souffle brûlant effleura la poitrine de Manidette. Une large barrière de pins et de buissons épineux le séparait du palusin. Par un effort désespéré, et pour tâcher d’attirer sur lui la colère du taureau, il poussa un cri strident en agitant convulsivement son mouchoir ; mais rien ne put détourner le taureau, qui, après avoir regardé le douanier d’un air farouche, s’élança tête baissée vers la malheureuse enfant. En ce-moment arrivait comme un éclair un gardian monté sur son aïgue. Il repoussa vigoureusement l’animal d’un coup de son trident de