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noir troupeau qui les suit en mugissant. Ils sont connus et redoutés des farouches animaux dont la garde leur est confiée. À leurs cris stridens, on voit accourir de tous les points de l’île des bandes tumultueuses de chevaux et de taureaux qui bondissent autour d’eux. Le gardian est le véritable roi de la Camargue.

Tout autre est l’existence du saunier. Enfermé l’hiver dans une petite masure devant les bassins déserts, l’été il devient le chef d’une armée de travailleurs. À l’opposé des gardians, les sauniers, enchaînés aux bords de leurs salines, ne connaissent d’autres joies que celles de la famille et du foyer. Une bande d’enfans rachitiques et pâlis par les fièvres jouent au soleil devant les portes de leur demeure. La vue de ces misérables familles est d’une navrante tristesse. Des privations de toute sorte, la monotonie de leur existence, les maladies qu’amène le voisinage des marais, feraient de ces pauvres gens les créatures les plus à plaindre du monde, si à côté d’eux on ne trouvait des êtres plus malheureux encore, les douaniers, qui sont condamnés à végéter sur cette plage aride, sans connaître même les douceurs de la vie de famille.

Tel est l’aspect général, telle est la population de la Camargue. Qu’on veuille bien nous suivre maintenant dans une des parties les plus sauvages de cette région, dans une île formée au sud de la Camargue par deux bras du Rhône, — le Rhône-Mort aux eaux lourdes et jaunâtres, le Petit-Rhône aux flots tumultueux et rapides. Aucun hameau ne dessine sa silhouette dans cette partie de la Camargue : une sombre pinède s’y étale au bord de la mer ; la solitude des marais n’y est troublée que par le vol alourdi des oiseaux aquatiques ; les traces des sabots des palusins (taureaux) et des aïgues (chevaux) sont les seules empreintes qui se voient sur les sables. Là un sol mouvant et des miasmes putrides ne permettent pas de récolter sans danger les plantes aquatiques qui se balancent sous le souffle du marin mugissant[1]. Aussi dans le pays désigne-t-on cette île inculte, malsaine et déserte sous le nom caractéristique du Sauvage. Au milieu du Sauvage se trouve une lande vraiment désolée : un grand salin y étend les cases blanches de ses damiers réguliers ; une pauvre masure de saunier s’élève sur le bord, et à travers un bouquet de pins rachitiques un petit poste de douaniers apparaît sur la dune voisine. Cela s’appelle le rode du Sansouïre (le lieu salin)[2]. Le souvenir d’un épisode assez rare dans la vie monotone des populations de la Camargue, l’amour d’une saunière pour un gardian, recommande cette humble masure à notre attention.

  1. Espèce de sirocco.
  2. On entend aussi par sansouïre les efflorescences salines qui forment des taches blanchâtres sur le sol. Elles abondent dans les maremmes de la Camargue.