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d’animaux et de végétaux en décomposition. Ainsi s’est formé peu à peu le terrain exceptionnel de la Camargue. Ce terrain offre de singuliers contrastes. Un épais bourrelet de limon qui borde le delta du Rhône y donne les plus riches produits : on ne rencontre que champs aux épis d’or, vertes prairies, arbustes aux fruits veloutés, sur cette terre d’alluvion si féconde qu’elle permet souvent de faire dans la même année deux récoltes ; mais pénétrez dans l’intérieur de l’île de la Camargue, et le plus sévère des spectacles attristera vos regards. Vous serez en face d’un marais immense. Un étang profond, l’étang de Valcarès, en occupe le milieu. Quelques landes sablonneuses ou de sombres pinèdes (bois de pins) coupent seules çà et là cette plaine verdâtre à demi liquide. Et pourtant dans ce triste paysage il y a encore un charme étrange, qui naît de la majesté des lignes, du calme partout répandu, de ce silence ininterrompu qui est une des harmonies du désert.

Tout dans la Camargue montre l’action puissante de la nature en travail. Les dépôts de la mer et ceux des fleuves y sont sans cesse mêlés et confondus. Pendant l’hiver, les étangs, grossis par les pluies, inondent la plaine et vont se rejoindre à la mer ; pendant l’été, des flaques d’eaux stagnantes infectent le pays de miasmes délétères. Pierres et cailloux sont inconnus sur cette terre plate et grise. Les plus petites fleurs ont un cachet bizarre qui les distingue des fleurs de même espèce venues en d’autres pays. Le feuillage des marguerites, des camomilles, des asters, si léger d’ordinaire et si frêle, devient lourd et glauque dans le sable limoneux et salin de la Camargue. En retard de bien des siècles sur la marche de la nature, cette contrée étrange rappelle les premières plages arborescentes qui apparurent sur notre globe à peine refroidi.

Le contact de la mer donne à la Camargue un autre caractère original. Comme si elle voulait disputer au Rhône son empire et ensevelir le delta sous ses flots, la Méditerranée bat sans relâche ses côtes sablonneuses. S’infiltrant dans les pinèdes, elle y décore de lambeaux de varechs les troncs résineux des conifères ; caressant les roseaux de ses vagues écumeuses, elle les parsème de flocons d’une blancheur de neige ; en s’évaporant sur le sable, elle y trace les dessins bizarres de ses efflorescences salines : rosée des prairies paludéennes, elle les embellit de perles cristallines. Son passage se trahit partout, ici par des miasmes pernicieux, là par d’acres parfums, plus loin par des dépôts salins, ailleurs par des algues séchées. Au sommet des piniers (pins), la mer accroche les rubans d’argent de sa mousse marine, sur la berge des chemins elle fait éclore, comme un tapis de neige, la blanche irruption de ses squammosités, et, comme d’immenses linceuls, des bassins d’eau salée