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de Tocqueville les confidences émouvantes de ces agitations intérieures, de cette avidité de savoir et d’agir, ou seulement de cette noble tristesse qui n’est point débilitante, parce qu’elle est incapable de résignation et d’oubli. Que ne puis-je seulement l’éveiller dans les âmes, cette tristesse stoïque, qui ne veut pas être consolée, et qui tôt ou tard enfante les travaux sérieux, les louables efforts, les fortes résolutions ! Le bien est presque toujours difficile ; la première condition pour faire le bien, c’est de trouver le mal insupportable. Qui que vous soyez, si vous n’avez pas abjuré jusqu’à la dernière syllabe du symbole de la foi politique de vos pères, s’il vous reste quelque souci de la dignité des nations et des individus, ne détournez pas un moment vos yeux de l’histoire de leurs malheurs, ne vous distrayez pas du spectacle orageux des mouvemens qui agitent l’humanité, n’assistez point passivement au cours des choses humaines comme à la marche des astres et des saisons, n’oubliez pas que le monde social est le royaume de la raison et de la volonté, et que le fatalisme de la mécanique céleste ne règne pas sur la terre. Rien n’arrive qui ne soit la suite de ce que des hommes ont ou pensé ou voulu, et abdiquer la pensée ou la volonté n’est encore qu’une manière de vouloir et de penser, la plus vile de toutes, et qui ne dégage d’aucune responsabilité. C’est donc une vaine prudence, une faiblesse inutile que de déposer tout soin des affaires humaines et de les abandonner à elles-mêmes, comme un mal sans remède ou une fatalité indifférente. On n’en sera pas plus à l’abri de l’atteinte des événemens, et les oisifs ne sont pas épargnés par les révolutions. Reprenez donc sans peur la pensée interrompue et l’œuvre inachevée de vos pères, et, munis d’une nouvelle expérience, avertis par de nouveaux dangers, attaquez avec courage tous les problèmes de l’avenir des sociétés. Faites-vous dans celle où le sort vous a placés une place indépendante des événemens, en pénétrant avec intelligence et avec sympathie dans les sentimens qui l’animent et dans les pensées qui la guident, en formant avec elle ces liens de solidarité morale sans lesquels tous les avantages de l’éducation ou de la fortune excitent l’envie et ne donnent pas l’influence. Contemplez en un mot la démocratie, puisqu’on appelle ainsi la civilisation moderne, en songeant que vous devez y vivre, qu’elle est l’affaire de tout le monde, et que ses destins sont les vôtres.


CHARLES DE REMUSAT.