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la société s’est-elle aperçue de leur passage dans le gouvernement ? Saint-Simon avait beaucoup d’esprit, de la probité, de l’honneur et des principes inflexibles : il a vécu dans l’impuissance, l’obscurité et la mauvaise humeur. On pourrait continuer cette énumération : on verrait que ceux qui ont uni aux traits de l’esprit et du caractère qu’on peut appeler aristocratiques des qualités et des opinions civiques n’ont la plupart du temps été que des mécontens inutiles, et pour tout dire je suis convaincu que des Fénelon et des Beauvilliers, des Chevreuse et des Saint-Simon auraient joué dans notre société démocratique un beaucoup plus grand rôle qu’ils n’ont fait dans la société du XVIIe siècle. L’égalité des droits, et cela n’a rien d’étonnant, ce semble, promet au mérite plus d’influence et d’empire que le régime des privilèges. Enfin, si la société ancienne était aristocratique, ce que j’ai peine à admettre, on ne prouverait pas aisément par les faits qu’elle fût pourvue de tout ce qu’on refuse à la nouvelle, et quand on aurait bien établi, ce qui n’est pas très difficile, que celle-ci ne s’élève pas beaucoup, on n’aurait nullement démontré qu’elle fût tombée de plus haut. Cela peut prouver seulement qu’elle n’a pas monté.

Ainsi ne cherchons point à parer le passé pour enlaidir le présent. Il serait trop facile de rétorquer contre les sujets de Louis XIV ou de Louis XV tous les reproches adressés à nos contemporains. Ne forgeons pas une aristocratie de convention pour lui immoler une démocratie d’ailleurs médiocre. Celle-ci ne mérite assurément pas qu’on la flatte ; mais quand on lui reproche d’être la démocratie, on veut apparemment faire entendre qu’on lui préfère un autre ordre social. Lequel alors ? Est-ce l’aristocratie de Versailles, celle d’Espagne, celle de Venise ? Non, apparemment. Est-ce une aristocratie imaginaire ? Cela serait permis, mais puéril. Veut-on enfin parler de l’Angleterre ? Il y aurait bien des choses à dire, et l’Angleterre n’est pas aristocratique comme on l’entend ; j’admets pourtant qu’elle le soit, et je dis que le mérite de son aristocratie n’est pas d’en être une, mais d’être l’aristocratie britannique. L’aristocratie étant tout autre chose ailleurs, ce qu’elle est en Angleterre, elle le doit nécessairement au caractère national et aux institutions.

C’est donc attacher trop d’importance aux mots que d’employer ces mots d’aristocratie et de démocratie comme des noms propres de choses identiques, et il faut, quand on les emploie, s’abandonner moins aux généralités et s’attacher davantage aux faits. Il faut surtout se garder d’assertions qui impliqueraient le contraire de ce qu’on pense. Royer-Collard écrit quelque part : « Notre bourgeoisie est un corps fort respectable et qui conduit bien ses propres affaires ; mais il ne lui a pas été donné de gouverner les affaires publiques. »