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de style ne sont pas des raisons. Rien n’est plus commun cependant que de s’y méprendre, et non-seulement les grands écrivains comme Royer-Collard sont dupes de leur propre éloquence, mais les esprits vulgaires prennent les phrases au pied de la lettre. Même en politique, on peut se payer de mots,

Et toujours bien mangeant mourir par métaphore.

De quelques traits satiriques que l’on poursuive la civilisation moderne, ses avantages, positifs sont fort goûtés de ceux qui les révoquent en doute : ils ont passé dans leurs habitudes au point de les rendre ingrats et inattentifs ; mais cette civilisation n’en est pas moins puissante et féconde. Si l’on considère la société dans son entier, c’est-à-dire dans le sort qu’elle procure à tous les individus qui y participent, il n’est pas sûr que, dans les neuf dixièmes au moins de leur vie, les hommes à aucune époque aient joui des biens que promet l’état social au point où ils en jouissent depuis quarante-cinq ans ; la félicité publique est certainement en progrès dans toute l’Europe. Le monde n’a pas vu de longtemps des troubles civils accompagnés de crimes et de maux aussi odieux que ceux qui ont noirci le règne des jacobins. Il n’a pas vu de guerres aussi destructives et aussi terribles que celles qui ont fini en 1815. Qui cependant oserait soutenir que de 1789 à 1861, à prendre les choses dans l’ensemble, l’espèce humaine ait été plus malheureuse, plus outragée, plus opprimée que pendant les premières soixante-douze années qu’on voudra prendre dans l’histoire de l’Europe ? Certes on n’a manqué ni de mauvais gouvernemens, ni de révolutions, ni d’anarchie, ni de despotisme, et cependant l’état nouveau des sociétés, ou, si on l’aime mieux, la civilisation moderne, qui n’a pas suspendu son cours, a tempéré ou compensé les malheurs inséparables de tant de luttes et de variations. L’humanité, malgré tout, ne se croit pas en déclin ; elle ne rougit pas d’elle-même et ne se plaint pas du malheur d’être née. On ne veut de là conclure qu’une chose : c’est que l’état plus ou moins démocratique des sociétés modernes est un état où, tout compensé, le mal ne prévaut pas. Si donc on veut consulter non telle ou telle philosophie politique, non l’esprit de système ou de parti, non le raisonnement ou la rhétorique, mais l’expérience vulgaire, le sentiment intime et involontaire, la notoriété publique, le sens commun en un mot, on n’abordera pas le problème politique du siècle dans un inexorable esprit de mélancolie et de misanthropie, mais au contraire avec une conviction toute faite sur le bien-être social en général, et sans autre préoccupation que le désir d’ajouter plus de sécurité et plus de dignité à la jouissance