Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 35.djvu/806

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

champ de la réalité. C’était une idée fort simple, à ce qu’il semble, et cependant elle n’a été conçue et exécutée que cette fois. Encore aujourd’hui, quoique les événemens achèvent de compromettre l’Amérique dans l’opinion de l’Europe, elle est un des objets les plus dignes de l’attention de quiconque se fait une juste idée du grand rôle de la démocratie dans les destinées futures du monde.

Tocqueville avait de lui-même aperçu ce point capital dans notre siècle, et il en avait fait l’idée fixe de ses études et de sa vie. Les traditions de sa famille et son éducation le portaient à considérer avec impartialité et même avec bienveillance l’histoire et la société du passé : il admettait que l’état aristocratique pût avoir des avantages qui manquaient à l’état démocratique, et les défauts de ce dernier ne lui échappaient pas ; mais le regardant comme irrévocable, comme nécessaire, il concluait de ses critiques l’obligation de le corriger, de l’améliorer, non de le dénoncer incessamment et d’en désespérer sans retour. Par là il se montrait plus raisonnable et plus résolu que plusieurs de ses devanciers. L’esprit comme le résultat de son travail sur l’Union américaine peuvent être résumés dans quelques mots qui sont presque des citations.

L’établissement et l’organisation de la démocratie, tel est le grand problème de notre temps. Les Américains n’ont point donné de ce problème une solution qui soit définitive et universelle ; mais ils ont prouvé qu’il ne faut pas désespérer de régler la démocratie à l’aide des lois et des mœurs. Si d’autres peuples, leur empruntant cette idée générale, tentaient de se rendre propres à l’état social que la Providence impose aux hommes de nos jours, et cherchaient ainsi à échapper au despotisme et à l’anarchie qui les menacent, où sont les raisons de croire qu’ils dussent échouer dans leurs efforts ? Ceux qui les y condamnent ne leur laissent d’autre refuge que le despotisme d’un seul. À considérer l’état où déjà sont arrivées plusieurs nations européennes et celui où toutes les autres tendent, il semble en effet ne se trouver plus de place que pour la liberté démocratique ou le despotisme des césars. La Russie et les États-Unis paraissent offrir les deux types politiques connus de la société moderne. Si donc on ne réussit à fonder enfin parmi nous des institutions démocratiques, et si l’on renonce à donner à tous les citoyens des idées et des sentimens qui d’abord les préparent à la liberté et ensuite leur en permettent l’usage, il n’y aura d’indépendance pour personne, mais une égale tyrannie pour tous. Si l’on ne réussit à fonder parmi nous l’empire paisible du plus grand nombre, nous arriverons tôt ou tard au pouvoir illimité d’un seul. Voilà les conclusions de l’ouvrage de Tocqueville sur l’Amérique, le résumé de ses opinions tel qu’il l’écrivait lui-même en 1840.