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sais s’il a jamais écrit mieux, car il n’a jamais écrit sur un sujet qu’il ait autant aimé, Nous nous récusons devant lui quand il faut peindre l’homme dans Tocqueville, et s’il faut juger le publiciste, nous laissons parler M. Janet[1]. Nous ne voulons ici le considérer que : comme une sorte de continuateur de Royer-Collard par rapport à cette grande question de la démocratie.

Tocqueville a lui-même dépeint avec beaucoup d’esprit et de vérité son prédécesseur dans une lettre qui serait ici fort à sa place, si la citation n’était trop longue[2] ; mais, en indiquant les deux opinions fondamentales qui se partageaient en politique et peut-être en toutes choses l’esprit de Royer-Collard, il signale des contrastes, sans peut-être remarquer qu’on en aurait pu apercevoir en lui d’analogues. Avec la différence de l’âge, avec une autre nature d’esprit, il offre aussi ce trait saillant d’être invinciblement attaché aux résultats généraux de la révolution en n’étant à aucun degré révolutionnaire, et de n’aimer l’égalité qu’à la condition de la liberté.

Bien moins encore que Royer-Collard, il était appelé par position à prendre parti pour la société moderne, pour la société de la révolution. Des nobles souvenirs qui illustrent le nom de Malesherbes, sa famille semblait touchée presque uniquement du plus tragique de tous, de celui qui a immortalisé la fin d’une si belle vie, et c’est par une preuve éclatante d’indépendance et de courage d’esprit que Tocqueville débuta dans la vie, lorsque, se souvenant que le sang d’un philosophe libéral coulait dans ses veines, il se décidait à considérer son temps sans parti-pris et à ne contracter d’engagement qu’envers la vérité. Le plus sûr libéralisme est sans aucun doute celui qui n’a été inspiré ni envenimé par aucun ressentiment contre la restauration, par aucune part d’héritage dans les passions de la révolution. Tel était le libéralisme spontané, désintéressé, pour ainsi dire philosophique de Tocqueville. Il n’en résultait pas que ses opinions fussent destinées à nourrir uniquement un travail de cabinet ; ses lettres nous apprennent combien, avec un esprit si calme, son âme était ardente, quel besoin d’activité il unissait au goût de la méditation, enfin quel feu d’ambition échauffait ce contemplateur des choses humaines. Aussi, dès qu’il put disposer de son temps, au lieu d’étudier la société dans les livres, voulut-il l’observer dans sa forme la plus récente sur de lointains rivages, et son voyage aux États-Unis ne fut pas une visite à New-York, une conversation cherchée outre-mer, mais une exploration directe et active de tout le

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1861.
  2. Lettre à M. Freslon, t II, p. 442.