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question. Personne n’aurait songé alors à regretter des classifications surannées, à en proposer d’artificielles, à refaire en un mot la société que la révolution avait faite. On a vu que Royer-Collard n’admettait à l’égalité qu’une exception, la pairie. C’est ce qu’il exprimait à la tribune d’une manière si piquante en disant : « Il y a deux conditions dans notre nation ; nous sommes tous pairs ou peuple. Si quelqu’un prétend être autre chose, qu’il dise ce que c’est. » Il ne dissimulait même pas combien cette institution de la pairie était encore précaire. Il savait, et il l’avait dit, que des corporations politiques sont une création très difficile, plus difficile que celle des gouvernemens, et il définissait lui-même la chambre des pairs : un peu d’aristocratie de convention, fiction indulgente de la loi. Cependant, lorsqu’en 1832 il fut question d’abolir l’hérédité de la pairie, il en prit énergiquement la défense. Je suis loin de le lui reprocher. Une pairie héréditaire est une bonne institution là où elle est possible, c’est-à-dire là où elle sort naturellement de la société, où elle est librement acceptée par elle, où du moins elle n’est pas entièrement factice. Quoi qu’on pense au reste de cette question plus importante peut-être dans la théorie que dans la pratique, Royer-Collard était assurément dans son droit en défendant d’une part l’hérédité existante, en soutenant de l’autre que la démocratie ne devait pas-à elle seule constituer le gouvernement. Seulement on aurait pu lui demander comment, en admettant, ainsi qu’il le faisait encore, qu’elle régnât dans la société sans adversaires, il pouvait empêcher que cette même société, armée de la liberté de la presse et de celle des élections, ne fît la représentation nationale à son image, c’est-à-dire démocratique dans ses opinions, ses intérêts, ses mœurs, ses passions. Et comment faire alors qu’une représentation nationale ainsi constituée, ainsi inspirée, pût s’attacher avec force et persévérance à une fiction de la loi, à une création difficile, artificielle, conçue ouvertement comme un obstacle à l’entraînement de ses instincts, de ses préjugés, de ses passions ? — Elle doit, répondra-t-on, savoir les dominer : instincts, préjugés, passions, tout doit céder à sa raison. — Ah ! sans doute il faut toujours parler raison aux hommes : je vais plus loin, il faut même avec le temps compter sur leur raison ; mais on doit considérer, quand on institue un gouvernement, que d’une part la raison, comme on l’entend, ne sera pas la règle constante de l’opinion ou de la volonté publique, que de l’autre l’expérience ne justifiera pas toujours les avertissemens qu’on leur donne, que les institutions les meilleures ou les plus soutenables ne tiendront pas toujours toutes leurs promesses, et que par conséquent, lorsqu’on a pris en main la cause de la démocratie dans la société, il y a quelque puérilité à s’étonner