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n’auraient pas eu de prise sur lui ; mais les sentimens qui entraient dans son âme lui semblaient une force de plus, et les affections vives, en subjuguant la volonté, ont l’air de doubler sa puissance. Enfin, je l’ai dit, Royer-Collard n’éprouvait rien faiblement, et sa jeunesse lui avait laissé des souvenirs dont il ne se défendait pas. Je me permets ces allusions parce qu’il aimait à les faire.

Il vécut donc, entre vingt et trente ans, dans la meilleure bourgeoisie de Paris, dans cette classe excellente de l’ancienne société qui a donné à la France ce qu’on a nommé les électeurs de 89. Là avaient pénétré les lumières nouvelles, les opinions du siècle, sans toutefois effacer, comme dans un monde plus brillant, les sentimens sérieux, les notions du bon sens, le goût de la sagesse et de l’ordre. On ne peut dire que les mœurs de l’ancien régime y fussent inconnues. Une certaine liberté, qui franchissait souvent les scrupules sans arriver jusqu’au scandale, avait gagné même alors les conditions médiocres, en supposant, chose douteuse, qu’il n’en eût pas été toujours ainsi, et que notre littérature bourgeoise, assez constamment narquoise et gaillarde, ne soit pas l’expression fidèle des mœurs permanentes de nos cités. Dans cette société, assez différente du cénacle de Sompuis, Royer-Collard apprit à connaître la France, celle des affaires, celle des opinions, la France vivante et active, la France du présent et de l’avenir. Il s’initia à ce monde de l’ancien régime, qui lui plut sans le gagner, dont il aima toujours les souvenirs en le jugeant sans pitié, et sur le tombeau duquel il aima toute sa vie à écrire de brillantes épitaphes après s’être assuré cependant qu’il était bien mort.

L’indépendance contenue, la lutte soumise à des formes, l’effort de tous en faveur des idées de justice et de raison contre la résistance des préjugés et des abus, le mouvement hardi et combattu enfin des années qui avaient précédé la révolution, eurent pour lui un vif attrait, comme pour tous les contemporains ; il se complut toujours à en parler : non qu’il fût de ces novateurs qui se lassèrent de bonne heure, et qui voulurent tout ce qui devait amener 89, moins 89 lui-même. « Vous n’avez pas vu ce que j’ai vu, nous disait-il ; on ne reverra pas ce que j’ai vu : le 14 juillet ! c’est-à-dire un peuple unanime. Unanime, entendez-vous bien ? unanime ! »

C’est ce temps où, logeant à l’île Saint-Louis, il avait acquis une certaine influence dans son quartier. Un jour, à sa section, qui se réunissait dans l’église Saint-Louis, il fit un discours très remarqué, et séance tenante il fut élu président de la section et membre de la commune. le 17 juillet, soixante-douze heures après la prise de la Bastille, il était installé à l’Hôtel-de-Ville, et il fut nommé bientôt un des secrétaires du conseil de la commune ; « car savez-vous bien, disait-il